Le Cervin au féminin

Le Matterhorn Museum de Zermatt célèbre, jusqu’à la fin du mois d’octobre, le 150e anniversaire de la première ascension du Cervin par Lucy Walker. L’occasion pour «Le Nouvelliste»:

«Mlle Walker est la première de son sexe qui ait fait l’ascension de ce géant de nos Alpes.» Le télégramme est envoyé de Zermatt, ce vendredi 21 juillet 1871. Lucy Walker est la première femme à avoir dompté le Cervin. Elle l’a fait. En jupe et sans accroc.

L’exploit est relayé dans la presse. Mais Lucy Walker n’a jamais cherché la lumière. Ou plutôt, elle a compris que la liberté préférait l’ombre. «L’époque victorienne promeut l’adage «pour vivre heureux vivons caché», souligne l’historienne Marie-France Hendrikx. «Les Anglais ont compris que chacun faisait ce qu’il voulait tant qu’il ne faisait pas de vagues.»

Les Anglais ont compris que chacun faisait ce qu’il voulait tant qu’il ne faisait pas de vagues.

Marie-France Hendrikx, historienne

Alors Lucy Walker n’en fera pas. Née en 1836, dans ce qui deviendra le Canada trente ans plus tard, elle rejoint l’Angleterre et Liverpool avec ses parents et son frère. Son père fait fortune dans le négoce du plomb et permet à sa famille de côtoyer l’aristocratie anglaise.

La légende raconte que Lucy découvre la montagne à 22 ans, sur le conseil de son médecin. L’alpinisme lui permettrait de combattre ses rhumatismes, promet le physicien. Alors elle s’y lance, d’abord hasardeuse.

Dénigré par la reine

Lucy Walker est rapidement happée par la montagne. Piquée par le virus. Mais celui qui ne confine qu’au bonheur. Elle rêve de sommets dans une société qui tente de les interdire. L’alpinisme est mal vu, dénoncé, méprisé par la reine Victoria qui juge la pratique dangereuse et… inutile.

La reine reste marquée par la catastrophe de la première ascension du Cervin, ce fameux 14 juillet 1865. La cordée, menée par le Britannique Edward Whymper, atteint un sommet longtemps considéré intouchable. C’est à la descente que l’exploit tourne cauchemar. Quatre des sept alpinistes chutent au-dessus de la face nord et y rencontrent la mort. Trois dépouilles seront dégagées quelques jours plus tard. La dernière, celle de Lord Francis Douglas, reste introuvable.

Lucy persiste et signe

La reine refuse qu’on gaspille le noble sang anglais. Elle demande l’arrêt de la pratique et tentera même de l’interdire quelques années plus tard. Bref, alpinisme et Angleterre ne font pas bon ménage, alors imaginez conjuguer le tout au féminin.

Mais Lucy Walker reste étrangère au débat. Elle parcourt les Alpes avec son père Franck et son frère Horace, tous deux membres d’un Alpine Club exclusivement masculin et qui le restera jusqu’en 1974, soit un siècle plus tard. Avec eux, et avec son guide, Melchior Anderegg, elle est la première à atteindre l’Eiger en 1864. La première à atteindre le Liskamm, sur la frontière italo-suisse entre le Valais et la Vallée d'Aoste, en 1868. Cette année-là, elle tente pour la première fois l’ascension du Cervin.

Lucy Wakler est la première femme à avoir atteint le sommet du Cervin. © Zermatt.ch

L’année d’avant, une autre femme avait failli y parvenir. Le 12 septembre 1867, Félicité Carrel, 18 ans, doit faire demi-tour à 100 mètres de l’arrivée. Ce serait sa jupe, gonflée par le vent, qui l’empêchait d’avancer. La tentative avortée est largement moquée. Dans la presse, des dessins satiriques montrent la jeune femme aux prises avec une robe muée en montgolfière.

Pour la postérité, l’endroit où elle se voit forcée de renoncer porte désormais son nom: le col Félicité. Pour certains, la mésaventure conforte l’idée que la femme n’a pas sa place en montagne. Mais pas pour tous. Et certainement pas Lucy Walker.

Un duel à distance?

En 1871, l’histoire retient que son guide, Melchior Anderegg, aurait entendu que l’Américaine Meta Brevoort préparait une nouvelle tentative du Cervin. La cordée de Lucy Walker est rapidement réunie et la primeur réussie. Meta Brevoort la félicitera, avant d’y parvenir elle aussi deux ans plus tard.

«Il est fou de voir comment l’exploit de Lucy Walker a été réduit à cette concurrence que l’on jugeait si peu féminine avec Meta Brevoort», confie Marie-France Hendrikx. «Comme il a été réduit à sa crinoline et aux petits gâteaux consommés sur le chemin. Mais si la société se permet cette lecture, le monde de l’alpinisme juge lui les compétences, et l’exploit de Lucy Walker y est admiré.»

Il est fou de voir comment l’exploit de Lucy Walker a été réduit à cette concurrence que l’on jugeait si peu féminine avec Meta Brevoort.

Marie-France Hendrikx, historienne

Sous le coup des moqueries

Après cette nouvelle prouesse, l’Anglaise n’est toutefois pas épargnée de toute critique. On compare ses mollets à des pieds de tabourets. On juge sa tenue trop peu féminine tout en ne l’autorisant pas à lâcher la robe. On condamne son physique, sa garde-robe, son célibat.

Lucy y est indifférente. La montagne est sa vie, son choix. Quand on lui demande pourquoi elle n’a pas de mari, elle répond que son guide était déjà pris. Certains voudront y voir le triste aveu d’une femme qui crapahute derrière un amour impossible. D’autres y lisent un génial trait d’humour. Un caractère.

En 1913, elle devient la deuxième présidente du Ladie’s Alpine Club. Un poste qu’elle occupera deux ans et où elle sera acclamée pionnière de l’alpinisme. Lucy Walker décède en 1916, à 80 ans, et avec 98 exploits à son actif. Rien que ça.

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