Il nous avait fait pleurer. Il y a longtemps. Il y a presque vingt ans lorsque nous étions jeune journaliste à Berne, il avait été le premier conseiller fédéral qu’on interviewait. On se souvient qu’il trouvait notre prose «digne du bulletin paroissial». Lui se rappelle que ce sont des idées un peu arrêtées sur les assurances sociales qui nous avaient valu un premier et finalement unique face-à-face râpeux.

Deux mémoires qui se rencontrent ne racontent jamais la même histoire, surtout quand l’une comptabilise davantage de kilomètres de vie que l’autre. Davantage de certitudes aussi.

Affaire classée

«Je suis content d’avoir contribué à votre carrière», dit-il, parce que c’est vrai qu’après lui et après avoir hésité à changer de métier, on n’a plus jamais eu peur de personne. «Une femme qui pleure ça m’émeut beaucoup… Mais pas longtemps», s’amuse l’ancien président de la Confédération. Psychothérapie achevée, on peut commencer.

«Ce n’est pas une djellaba!» Emmitouflé dans une grande et lourde cape de berger qatari, Pascal Couchepin peut passer de longues heures au soleil d’hiver devant son chalet. A lire. A réfléchir. A maudire le Catogne en face, cette «infâme» montagne qui bouche l’horizon et glace par son ombre.

On passe à autre chose. On passe à lui. Pascal Couchepin, 78 ans, deux fois président de la Confédération, conseiller fédéral, conseiller national et président de Martigny. Pascal Couchepin le grand. Pascal Couchepin, personne à risque vu son âge, mais homme à penser et avancer, malgré son âge.

Il ne radote pas. Il pose des questions, s’en pose et se garde bien de tout déterminisme quand il avance dans ses réflexions.

«Bien sûr que je me demande ce que je ferais si j’étais en poste aujourd’hui.» Lui, en 2008, il avait été le capitaine lors du sauvetage de l’UBS. «C’était différent. Moins difficile que ce qui arrive aujourd’hui. Nous étions convaincus intellectuellement de notre action. On s’est dit on y va et on n’a pas lâché. Or, en ce moment, c’est le Covid qui mène le bal. Et quel que soit notre jugement ou la décision que l’on prendra, elle est appelée à changer en cours de route et certainement à être critiquée. C’est une situation qui oblige à toujours improviser.»

Parler bien, mais pas trop souvent

Improviser? Il sait le faire, même s’il a gouverné en prévoyant. Avec des idées qui allaient vite et loin. Celle de la retraite à 67 ans en est encore au stade de décision trop radicale, dix-sept ans après qu’il l’a verbalisée s’attirant critiques et désamour.

Depuis qu’il est, comme nous tous, engoncé dans le monde viral, cet éternel voyageur parade et découvre autrement. Ici en Valais, dans sa bibliothèque, dans les médias qu’il dévore et nourrit à la fois de sa plume ou de sa présence. Il sait qu’il ne doit pas en faire trop, car on le lui dirait comme on le dit à tous ceux qui ont encore des choses à dire même s’ils ne font plus. Il sait que comme haut responsable la parole est d’autant plus phare quand elle est rare plutôt que quand elle se noie dans un flot d’interventions.

Alors, sans doute, l’économise-t-il cette parole pour qu’elle surprenne et interpelle quand il faut. Dernièrement il a donné de la voix contre l’initiative sur les entreprises responsables. Et, dernièrement, le ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, vient de suivre son sillon en prévoyant d’interdire aux ONG d’utiliser leur budget pour faire de la politique. Grincements de dents ou applaudissements, Couchepin divise toujours autant.

Le «Financial Time», «Le Nouvelliste» et la NZZ. Pascal Couchepin dévore la presse et depuis longtemps. «Cinquante-huit ans d’abonnement à la «Neue Zürcher Zeitung.» Et lorsque les médias ne parlent pas de lui, il n’est pas rare qu’il prenne la plume pour des chroniques comme les Eléphants du mardi dans «Le Nouvelliste». Tourner la page, il sait aussi. Les éditions de la veille servent déjà à allumer le pierre ollaire du chalet.

Pascal Couchepin passe pour un des rares hommes d’Etat de ce pays. Le concept a été trituré, parfois galvaudé, mais lorsqu’il s’accole à son nom, il s’imprime comme une vérité même pour ses adversaires politiques. Et lui, qu’est-ce qu’il en dit? «J’apprécie. Mais ce serait ridicule si c’était moi qui disais que c’est vrai.»

Alors même s’il a eu fait pleurer les filles et que ça, ce n’est franchement pas très classe, il faut bien lui accorder le titre. Car elles sont rares les bêtes politiques à avoir du jugement, de la résilience, des lettres, des convictions et du caractère tout à la fois. Elles ne courent pas non plus les rues, les personnalités qui peuvent vous blesser un jour et vous émouvoir le lendemain. Souvent rugueux. Mais toujours poli. «Henry de Montherlant écrivait: «La méchanceté, comme l’alcool, conserve.» On se permet de lui rétorquer que lui a la réputation de ne boire que rarement. Il rit. Et raconte.

Pascal Couchepin, c’est une tronche. Et un profil reconnaissable parmi mille autres. Son nez a fait le bonheur des caricaturistes, son physique a contribué à lui donner sa stature. «Le Grand», c’est le surnom que lui ont donné ses proches collaborateurs comme ses adversaires politiques.

Sûrement à cause du soleil de décembre qui vient réchauffer le flanc de son chalet, ce sont les vacances d’enfance qui reviennent en mémoire. Celles à Trient surtout où les souvenirs ne sont qu’étonnements, coupes de glace, beau monde croisé dans les hôtels pour Englishs et découvertes.

«Ma mère qui a été veuve à 40 ans nous a toujours dit à mes frères et moi que nous aurions du beurre et des livres en abondance, et qu’il ne fallait rien lui demander d’autre.» Le jeune Pascal a surtout bouffé des pages. Et il aime encore les citer. Reprendre aussi les mots de sa maman lorsqu’on parle de Chemin-Dessus. «Ton père a toujours fait la guerre contre le Catogne.» Lui a décidé de poursuivre le combat. Cette montagne qu’il dit «infâme». Parce qu’elle prive son havre de paix de soleil durant plusieurs heures le matin, parce qu’elle est aride. Parce qu’elle est, quand on a la vue sur son flanc supérieur, beaucoup moins belle que lorsqu’on pénètre en vallée du Rhône et qu’elle se dresse comme le mont Fuji.

Sa bio-express en vidéo

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Presque chercheur d’or

«Avec des amis à l’époque, nous avions réfléchi à prendre une concession pour chercher de l’or à Salanfe. L’extraction pouvait se faire grâce à du mercure ou des bactéries. J’en avais demandé pour voir. Au final on n’était pas devenus chercheurs d’or, mais j’avais été tenté de déposer ces bactéries sur le Catogne. J’avais bien sûr renoncé par souci écologique.»

«C’est mon cygne. Mon jouet de petit garçon. Ma mère l’a repeint pour mes enfants. Et aujourd’hui, ce sont mes petits-enfants qui l’utilisent.» Témoin du temps qui passe et qui prolonge la lignée familiale, l’objet de bois qui trône au milieu du salon révèle une intimité peu médiatisée de l’ancien responsable politique.

Malgré l’ombre de cette montagne qui dispute sa présence au roc qu’il est lui, Pascal Couchepin aime être à Chemin-Dessus. Dix fois grand-père – comme le nombre d’arbres qu’il a plantés autour de son chalet – Pascal Couchepin s’y ressourçait toutes les semaines après les séances du Conseil fédéral. Il y grimpait à pied, essoufflant et soufflant tous ceux qui se proposaient de l’accompagner en pensant pouvoir suivre.

Aujourd’hui, il continue de monter quelques jours ou un moment, pour lire. Là, à deux pas de Martigny. A mille lieues de Berne. Une ville et une vie qui ne lui manquent pas. «A Berne, vous travaillez. Vous rentrez seul et vous mangez un yogourt avant d’aller vous coucher.» On sait le quotidien de conseiller fédéral bien plus trépidant, mais Pascal Couchepin ne s’en émerveille plus, si tant est qu’il l’eût fait. Il y a encore quelques copains, plutôt copines de gouvernement en fait, qui ont régné avec lui et à qui il a toujours des choses à dire. Et puis il y a ceux qui sont partis et ceux dont il s’est éloigné.

Il a posté ses bons vœux de fin d’année dans la boîte aux lettres à Chemin-Dessous, ce jour-là. Longtemps réfractaire à la technologie et même au téléphone portable (qu’il n’a consenti à n’utiliser qu’en fin de carrière au Conseil fédéral), Pascal Couchepin écrit sa correspondance privée à la main. «Mes chroniques aussi et je les tape ensuite à l’ordinateur.»

Content et un peu flatté d’être toujours élément d’actualité, il se prête à l’exercice de la discussion et des photos. Il veut montrer. Ses livres, ses souvenirs, ses bibelots qui lui rappellent des dates et des horizons mais dont il n’a pas fait des trésors en les laissant prendre la poussière sur des étagères. Raconter, ses habitudes, son savoir. «Génération sans culture», lâche-t-il lorsqu’on ignore ses références à lui.

Et lorsqu’il s’ouvre un peu trop de sa situation d’aîné dans cette pandémie, il donne quelques ordres et rudoie pour ne pas faillir au mythe de celui qui tient salon au lieu de le partager. «Nous vivons une situation extraordinaire. Mais un jour nous clignerons des yeux, nous passerons à autre chose et nous oublierons.» La démocratie endormie, le fédéralisme qui craquelle, la privation consentie de libertés lui donnent à penser. A relativiser aussi. Même pas peur d’aller vers un monde qui ne sera plus jamais comme avant. Il en a vu d’autres, le monde. Et Pascal Couchepin aussi.

On lui demande encore: «Vous avez des conserves de cerises?» Celles qu’il avait annoncé qu’il ferait le jour où il tenait conférence de presse pour annoncer son retrait du Conseil fédéral. Sujet tabou. Il les a mises en conserves les cerises. Il le fait encore. «C’est une manière de prévoir l’avenir, de se protéger. De s’entourer d’une certaine sécurité. De se mettre à l’abri.»

Mais il ne les montrera pas. Pas parce qu’il a honte de parfois porter le tablier de cuisine. Mais parce que ce radical de Martigny a trop peur qu’en se dévoilant affairé autour d’un bocal, on le traite de conservateur.

Il nous avait fait pleurer au premier rendez-vous, mais est-ce qu’on arrivera à le faire sourire à la dernière ligne?

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