En Valais, plusieurs affaires qui ont éclaté ces dernières années ont en partie pour racine des conflits d’intérêts entre des fonctions d’élus politiques et des activités privées ou semi-privées. Pour mieux comprendre ce phénomène, ses causes et ses solutions, nous avons sélectionné huit exemples que nous avons soumis à deux experts de l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP) à Lausanne. Vous pourrez découvrir demain, dans notre deuxième épisode, l’analyse du conseiller d’Etat Frédéric Favre, chargé des institutions.

David Giauque est spécialisé en management public et en réforme de l’administration publique et vit en Valais. Andreas Ladner est suisse alémanique et étudie le système politique suisse, l’organisation de l’Etat et de la répartition des tâches entre les communes, les cantons et la Confédération.

Condamné par la justice

Loèche-les-Bains, la débâcle

A la fin des années 90, l’affaire de Loèche-les-Bains dépasse de loin la question du conflit d’intérêts. De nombreux rapports d’experts ou parlementaires soulignent le laxisme des banques, la passivité des conseils communaux, bourgeoisiaux ou encore du Conseil d’Etat. Néanmoins, cette gigantesque débâcle, qui a noyé la commune sous 346 millions de dettes, comporte aussi des conflits d’intérêts.

Ainsi, le président de la commune est aussi président de la bourgeoisie et de huit sociétés impliquées dans le développement de la station. De multiples flux financiers circulent entre ces différentes entités qui doivent transformer Loèche-les-Bains en centre touristique d’importance.

Au terme d’une enquête pénale commencée en 1998, le président est accusé de gestion déloyale des intérêts publics, de fraude fiscale, de corruption et d’abus de confiance.

Au cours du procès, l’accusation relèvera par exemple qu’il a «profité de ses multiples casquettes pour augmenter systématiquement ses rémunérations et obtenir des prêts déguisés, via la commune, à des sociétés dont il savait pertinemment qu’elles ne pourraient les rembourser». Après plusieurs recours, le président de la commune sera condamné à quatre ans et demi de prison. MP

Qu’est-ce au fond qu’un conflit d’intérêts?

David Giauque: Un conflit d’intérêts survient lorsque les intérêts personnels d’un élu ou d’un membre d’une administration sont engagés dans le cadre d’une décision communale.

Andreas Ladner: Oui, c’est lorsque deux intérêts divergents se rencontrent. Dans le cas des communes, cela est particulièrement lié à notre système politique de milice qui veut que les élus gardent une vie professionnelle en marge de la politique. Il y a alors parfois des intérêts qui se contredisent lors de la décision.

Certains spécialistes font la distinction entre des conflits d’intérêts réels, potentiels et apparents. Est-ce que cela vous semble pertinent?

AL: Est-ce que ces distinctions sont vraiment utiles?

DG: Cela fait sens au niveau théorique mais pas forcément dans la pratique. On peut même aller jusqu’à se demander si, dans le système actuel et particulièrement en Valais, il est possible d’être dans une situation sans conflit d’intérêts apparent. Je pense que dans toutes les communes la perception des citoyens peut en relever.

En cours de procédure judiciaire

Bagnes, la surface fictive des chalets de luxe

En 2009, un promoteur élu au Conseil communal propose la création d’une commission des architectes pour l’analyse technique des dossiers de construction. Sans convention la liant à la commune, cette entité a créé le cadre de multiples conflits d’intérêts. Le rapport Bender et Veuthey, le premier à s’être penché sur cette affaire hors normes, explique qu’elle a eu «une application plus souple du règlement des constructions que l’exécutif». Les deux experts précisent que «les membres de cette commission étaient avantagés lors de l’élaboration de projets».

Deux conseillers communaux sont aujourd’hui prévenus de gestion déloyale des intérêts publics, de même que l’ancien président et l’ancien secrétaire communal. Les deux premiers étaient actifs dans l’immobilier et ont dirigé la commission des constructions, chargée de préaviser les permis de construire. L’entreprise de l’un d’eux a œuvré sur huit des treize dossiers illicites examinés par les deux experts.

A Bagnes cependant, le problème était profond. Son règlement des constructions ne respectait pas la loi en excluant les piscines, saunas, cinémas privés et tous les espaces de loisirs en sous-sol de la surface à bâtir autorisée. Plusieurs centaines de m2 ont ainsi été construits illégalement dans certains chalets de luxe. La commune a été remise à l’ordre en 2012 par le Tribunal fédéral, mais la pratique a continué, au moins jusqu’en 2015 et l’éclatement de l’affaire dans «Le Nouvelliste».

Selon le rapport Bender et Veuthey, «un véritable système s’est mis en place où tout le monde trouvait son compte». AB

Il y a des risques politiques qui peuvent aller jusqu’à la perte de confiance des citoyens dans leurs élus, voir dans le système politique.

Andreas Ladner

Quels sont les risques liés aux situations de conflits d’intérêts?

AL: S’il y a vraiment une faute commise, alors il existe des risques juridiques. Sinon, il y a des risques politiques qui peuvent aller jusqu’à la perte de confiance des citoyens dans leurs élus, voire dans le système politique.

DG: Il y a aussi un risque de détournement d’argent public à des fins d’intérêt personnel. On le voit d’ailleurs dans vos exemples que de l’argent public arrive dans les poches de certains privés.

Existe-t-il un lien entre situation de conflit d’intérêts et risque de corruption?

AL: Si on tranche une décision en faveur de ses propres intérêts, alors c’est déjà une forme de corruption.

DG: Ou si cette décision enrichit des proches. Par exemple, si l’on met des travaux à l’enquête publique puis qu’on les attribue à une entreprise qui a promis un retour d’ascenseur, c’est une situation de conflit d’intérêts qui amène à se rendre coupable de corruption.

Acquitté par la justice

Icogne, la non-récusation du président

En 2007, le président d’Icogne et promoteur immobilier s’associe avec un confrère pour acheter une parcelle au centre du village et monter un projet de propriété par étage (PPE). Il en signe lui-même l’autorisation de construire, en tant que président.

En 2012, il vend sa part de la PPE à son confrère. Une année plus tard, la commune souhaite racheter cette parcelle. Le président ne se récuse pas durant toute la première partie des négociations et préside la séance du Conseil communal qui décide de l’achat.

Finalement, le Conseil communal soupçonne que le prix de vente ait été trop élevé et l’accuse de gestion déloyale des intérêts publics. En 2016, le Ministère public prononce une ordonnance de classement, mais le procureur retient que le président aurait dû se récuser dans ce dossier où il était impliqué à titre personnel. MP

Le Valais est l’un des derniers cantons suisses à être concerné par les problèmes liés à l’existence d’une forte majorité politique.

Andreas Ladner

Quels sont les facteurs qui favorisent les conflits d’intérêts?

DG: Si l’on est dans une commune avec un seul parti au pouvoir ou très fortement majoritaire aux niveaux exécutif, législatif et administratif, l’on aura peut-être tendance à être moins prudent. On peut alors prendre des décisions presque, pour ainsi dire, entre amis.

AL: La concurrence partisane permet en effet de limiter les risques de conflits d’intérêts. Le Valais est l’un des derniers cantons suisses à être concerné par les problèmes liés à l’existence d’une forte majorité politique. Si la commune fonctionne avec une assemblée primaire, alors celle-ci nomme des commissions qui devraient avoir assez de pouvoir pour intervenir auprès de l’exécutif. C’est un organe de contrôle qui devrait vérifier que tout se passe bien, dans le respect de la législation.

En Valais, les administrations n’ont souvent pas cette autonomie.

David Giauque

Pensez-vous que ces commissions ont des compétences suffisantes pour cela dans les petites communes?

AL: Si les compétences sont insuffisantes, il existe aussi des solutions pour déléguer cette fonction au canton. Les communes suisses ont adopté des solutions très diverses face à ces situations.

DG: Je pense que la question des compétences et de l’envie de procéder à ces contrôles peut en effet parfois se poser.

AL: Oui, à Verbier par exemple, il suffisait d’aller voir dans les sous-sols.

DG: Verbier est un bon exemple de collusion entre les différents pouvoirs où, comme à Loèche, tous les étages du système ont dysfonctionné.
L’un des aspects qui favorisent aussi les conflits d’intérêts, c’est la faiblesse des administrations communales. Une administration forte, avec des compétences et de l’autonomie, peut tirer la sonnette d’alarme en disant que des conflits d’intérêts sont possibles. Le constat que je fais, c’est qu’en Valais, les administrations n’ont souvent pas cette autonomie.

AL: Je ne suis pas entièrement d’accord parce que cela fonctionne uniquement si les erreurs commises sont involontaires. Dans le cas contraire, le fait que le président soit le supérieur des employés communaux rend l’existence de lanceurs d’alerte internes très difficile.

DG: C’est pour cela que je parlais d’autonomie. Les employés communaux, contrairement aux employés d’Etat, n’ont pas de statut de fonctionnaires. Ils sont soumis au droit privé. Il faudrait leur accorder la sécurité de l’emploi et des rémunérations suffisantes.

Sans procédure judiciaire

Isérables: les remontées mécaniques et le bureau du président

Le président d’Isérables, aussi géologue, dirige un bureau spécialisé dans la géologie et l'environnement qui collabore depuis les années 70 avec Nendaz-Veysonnaz Remontées mécaniques (NVRM). Il est aussi président de la bourgeoisie, propriétaire d’un terrain que NVRM souhaitait acheter. En 2019, dans un courrier, le président et le secrétaire communal ont donné le feu vert à la société de remontées mécaniques pour la construction de la station de départ de la liaison Prarion-Plan du Fou. Ils se sont également engagés dans une promesse de vente du terrain.

Problème: le Conseil municipal n’avait pas été consulté. Des élus communaux ont alors demandé un avis de droit, lequel a conclu que le président et le secrétaire n’avaient pas la qualité pour engager seuls la bourgeoisie dans la vente d’un terrain. Le Conseil bourgeoisial a finalement décidé d’opter pour un contrat de droit de superficie. Quant au président géologue, il nie l’existence d’un quelconque conflit d’intérêts, plaidant que son bureau et NVRM travaillent ensemble depuis longtemps et que l’acceptation ou le refus du projet n’était pas susceptible d’influer sur leurs relations. DM

Sembrancher: le président assureur

Jusqu’en 2019, le président de Sembrancher était aussi assureur de profession. En 2015, pour renouveler la prévoyance professionnelle des employés communaux, il engage la municipalité auprès d’un partenaire de son employeur. Il ne soumet pas les contrats au Conseil communal mais les signe seul avec le secrétaire communal.

Le contrat de prévoyance professionnelle a été dénoncé au Conseil d’Etat. Dans un courrier, le gouvernement qualifie la pratique de choquante et estime que «le président a contrevenu au droit». Il renvoie alors le dossier au Ministère public. Le procureur conclut que les deux hommes ont «bel et bien octroyé un avantage illicite», mais il ne peut pas établir l’intention de commettre la faute «en présence des dénégations des prévenus». En 2019, le président a renoncé à briguer un cinquième mandat. AB

Finhaut: un Conseil communal à la tête d’une société

Verticalp est la société d’exploitation du Parc d’attractions du Châtelard, propriété de la commune à 51%. Jusqu’au début de cette année, le président, le vice-président et le secrétaire de la commune de Finhaut siégeaient dans son conseil d’administration. En situation de déficit chronique, Verticalp survivait grâce à des perfusions d’argent communal. Cette situation a conduit à des conflits, notamment en raison d’un manque de clarté et de transparence des élus devant l’assemblée primaire.

En 2016 déjà, dans une lettre adressée à la commune, Maurice Chevrier, chef du Service des affaires intérieures et communales (SAIC), faisait part d’«un certain scepticisme par rapport au fait que les mêmes personnes assument des responsabilités tant au niveau communal que dans la société en qualité d’administrateurs. (…) La commune doit impérativement examiner la pertinence d’une telle confusion d’intérêts.» Sans effet sur les autorités concernées. A la suite des élections communales, le nouveau président a décidé de renouveler complètement le conseil d’administration de Verticalp. MP

Hérémence: le frère du président

En 2012, Hérémence vit une crise. Le président de la commune subit les attaques de conseillers communaux UDC. Le sujet: les obligations hongroises achetées par la commune sur le conseil de sa banque qui n’est autre que celle où travaille le frère du président. Or, ces placements autrefois considérés comme sûrs sont en 2012 décrits comme «spéculatifs». Le président rétorque alors que c’est le Conseil communal qui a désigné la banque, à la suite d’un appel d’offres, et que c’est aussi l’exécutif qui a décidé de lui donner procuration pour s’en occuper. Une nouvelle couche de soupçon s’ajoute en raison du poste occupé par le président au sein de l’Inspection des finances, un organe qui serait susceptible d’examiner les comptes communaux. L’affaire se conclut par un accord à l’amiable tenu secret. MP

Pour dire la vérité, j’ai été un peu choqué par votre liste d’exemples.

Andreas Ladner

Parmi les facteurs qui favorisent les conflits d’intérêts, il y a donc la présence d’un parti majoritaire fort et la faiblesse des législatifs et des administrations. Voyez-vous d’autres facteurs de risque?

AL: Toutes les communes ne sont pas exposées de la même manière à ce problème. En Valais, il y a beaucoup de constructions, de remontées mécaniques et donc de l’argent à gagner. C’est un facteur de risque. Et puis, il y a un aspect culturel. Si l’on est dans un environnement où ce genre de choses se font ou si elles ne se font pas, cela influence beaucoup la pratique des élus.

J’entends souvent, dans des communes bernoises ou zurichoises, des maires entrepreneurs dans le domaine de la construction dire que depuis qu’ils sont élus, ils ne peuvent plus construire dans leur commune. Si on devient membre d’un conseil communal, alors il y a des choses auxquelles on doit renoncer, adopter un code moral, des organes de contrôle, respecter les lois en vigueur. Pour dire la vérité, j’ai été un peu choqué par votre liste d’exemples. Dans la grande majorité des communes suisses, cela fonctionne très bien.

DG: Y compris en Valais par ailleurs.

Pour les élus, l’éthique de base exigerait de renoncer à certaines affaires.

David Giauque

Vous pensez donc qu’un élu communal entrepreneur ne peut plus soumissionner aux marchés publics dans sa propre commune?

AL: Si ce sont des élus, il faut faire très attention avec les marchés publics.

DG: L’éthique de base exigerait de renoncer à certaines affaires. Andreas, tu parlais de culture. Nous, ce genre de comportement nous choque, mais dans les communes valaisannes, les gens ne semblent pas l’être tellement. Certains estiment même normal qu’un élu obtienne des marchés publics parce que ça fait travailler des entreprises locales. Ce qui est important aussi, c’est le degré d’acceptation de ce genre de pratique par les citoyens.

Les présidents en situation de conflit d’intérêts répondent souvent que c’est le Conseil qui a pris la décision. Cela est-il suffisant pour dire qu’il n’y a plus de conflit ou que celui-ci a été géré?

AL: Il faudrait examiner cela au cas par cas. La question est évidemment de savoir si les autres membres du Conseil sont critiques ou s’ils se laissent influencer par les explications du président qui a un rôle plus fort dans le processus décisionnel.

DG: La décision peut être collégiale sans être forcément éthique ou démocratique. Dire que l’on n’a pas pris une décision tout seul, cela n’élimine pas le conflit d’intérêts mais permet simplement de justifier la décision.

Par ailleurs, il faut souligner que les postes de conseillers communaux ne sont pas très attractifs. Ils sont synonymes de beaucoup de soucis, de conflits au sein du village, de risques clairs de se retrouver en conflits d’intérêts, de rémunérations souvent faibles pour des tout petits pourcentages d’activité. Si l’on veut sortir de ces problématiques, il faut moderniser les administrations.

Dans les exemples de notre liste, plusieurs présidents en conflit d’intérêts signent seuls des décisions de vente de terrains par exemple. Faut-il penser qu’ils ne connaissent pas la loi?

DG: Il y a certainement une part d’ignorance de leur part.

AL: Sans doute oui. Mais normalement dans une situation comme celle-là, le président doit être conseillé par le secrétaire communal.

DG: C’est pour cela que je plaide pour renforcer l’administration. Au niveau cantonal, ce rôle de s’assurer que les décisions de l’exécutif sont conformes aux lois et à l’éthique est celui du chancelier. Un secrétaire communal doit avoir ce rôle-là à l’échelle de la commune.

Sont-ils formés pour cela?

AL: En général, oui. Il y a des formations pour cela à l’IDHEAP mais aussi dans diverses écoles de gestion et les cantons mettent à disposition des informations. C’est un travail qui, normalement, est professionnalisé.

Pensez-vous que c’est le cas dans les petites communes valaisannes?

DG: Malheureusement, je pense qu’ils ne le sont pas suffisamment. Le canton devrait mettre plus de ressources pour la formation dans les communes. Dans le canton de Vaud, l’Union des communes vaudoises (UCV) a mis en place diverses formations continues pour les élus communaux abordant par exemple les questions du droit mais aussi de l’éthique.

AL: Si l’on veut conserver des petites communes, on ne peut effectivement pas avoir un secrétaire hautement professionnel. Mais alors c’est le canton qui doit par exemple mettre à disposition des juristes. Parce que ces cas semblent se répéter et qu’ils présentent toujours un peu les mêmes problèmes.

Pour éviter les conflits d’intérêts, il faut donc de la pluralité politique, l’existence de contre-pouvoirs au sein de commissions de gestion, de l’administration ou du législatif, peut-être de l’aide du canton dans les petites communes. Voyez-vous d’autres solutions pour éviter ces situations?

DG: La transparence des décisions et du processus qui y ont conduit permet aux citoyens d’identifier les conflits d’intérêts et d’exercer eux-mêmes ce rôle de contre-pouvoir. Une part de toute activité de management, c’est de gérer des conflits d’intérêts. Cela passe par trois étapes: les identifier, en débattre, trouver des solutions. Le problème, c’est que quand ces conflits d’intérêts dégénèrent comme dans vos exemples, il n’y a ni transparence ni débat. Dans ces cas-là, c’est le contre-pouvoir médiatique qui les révèle et cela conduit inévitablement à des conflits au sein des communes.

AL: Je pense qu’il y aura toujours des conflits d’intérêts et qu’on ne peut pas tous les éviter. Mais il est important qu’on en parle et qu’on essaie de les voir de manière objective. Si les problèmes semblent d’ordre systémique, alors il faut réfléchir à un meilleur fonctionnement en s’inspirant des nombreux bons exemples qui existent en Suisse.

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