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Lettres de soie: correspondance entre Claude Inga Barbey et Julien Burri (fin)

La comédienne et écrivaine genevoise Claude Inga Barbey et l’auteur et journaliste lausannois Julien Burri croisent le verbe dans le cadre du partenariat entre "Le Nouvelliste" et le festival Lettres de soie qui se déroule à Mase de vendredi soir à dimanche.

10 oct. 2019, 20:00
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Cher Julien,

Je sais que vous n’en ferez rien. Personne ne viendra me chercher ici, même avec des friandises. Et je ne détruirai pas votre lettre non plus, parce qu’en la lisant et en la relisant dans ma chambre, je pourrai me dire jusqu’à la fin: «Tiens... On m’a aimée.» En poussant ma mère, j’ai fait quelque chose que vous rêviez de faire depuis toujours. A cause de la fusion, de l’excès de lien. Moi, j’ai commis cette chose. C’est la raison de votre admiration et de votre engouement soudain à mon égard. Dans votre lettre, vous parlez du «hapax», ce qui n’a jamais eu lieu et surgit dans l’histoire. 

«J’ai été victime d’un raptus» (on dirait le nom d’un dinosaure), happée par une pensée étrangère, en vous voyant sur ce banc.»

 

Moi, je vous retourne la balle avec le «raptus», qui nous vient de ce cher Stefan Zweig et qui signifie l’instant rare où un esprit s’envole au-delà de lui-même. C’est ce qui m’est arrivé. J’ai été victime d’un «raptus» (on dirait le nom d’un dinosaure), happée par une pensée étrangère, en vous voyant sur ce banc. Mais je vous rassure, cela ne vous arrivera pas à vous. Vous êtes si jeune et... finalement je l’ai fait à votre place. Nous sommes quittes, non? Alors c’est d’accord. Nous irons au Maroc en passant par l’Espagne. Est-ce que c’est bien à Marrakech qu’on peut aller visiter le jardin de Majorelle? J’aimerais y aller. Voir la tombe d’Yves Saint Laurent, savez-vous que j’étais très élégante dans ma jeunesse?... Admirer les fontaines, et ce bleu si... bleu. 

Il y a bien longtemps, j’étais allée visiter le jardin de Bomarzo en Italie. 
Construit à la Renaissance par un comte amoureux, il contient une trentaine de sculptures consacrées à la mythologie. On l’appelait autrefois «le bois sacré», aujourd’hui il est «le parc des monstres». On s’y promène, dans une forêt verte et moussue agrémentée d’un ruisseau et d’un ravissant lac artificiel. On y rencontre toutes sortes de créatures hybrides, comme nous, mais sculptées dans la roche volcanique. Une grotte, dont l’entrée est une bouche d’ogre grande ouverte et qui représente la porte des Enfers, une tortue géante à la carapace striée et envahie de lierre, une maison penchée. Sur le petit temple de l’éternité, je me souviens avoir lu cette phrase: «Sol per sfogare il Core», «juste pour libérer le cœur»... C’est ce que vous avez fait, vous avez libéré mon cœur, merci. 

«Quand on est assis face à la mer, forcément on attend quelque chose... Parfois le retour d’un marin, parfois l’aileron argenté d’un dauphin, parfois rien de précis... Mais on attend.»

 

Et puis surtout, nous irons voir la mer, n’est-ce pas? Elle me réconcilie toujours avec le monde. Quand on est assis face à la mer, forcément on attend quelque chose... Parfois le retour d’un marin, parfois l’aileron argenté d’un dauphin, parfois rien de précis... Mais on attend. Forcément. C’est pour ça que j’aime tant la mer, parce que depuis toujours, c’est la seule chose que je sache faire correctement: attendre. Donc n’ayez crainte, je vous attendrai. Ça me suffira, je vous assure. Vivez bien, garçon merveilleux, moi aussi je vous aime. Parfois, comme disait Claudel, il ne faut pas chercher à comprendre, il faut juste perdre connaissance.

Claude Inga Barbey

En savoir plus : Le site du festival Lettres de soie

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