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Lettres de soie: correspondance entre Claude Inga Barbey et Julien Burri

La comédienne et écrivaine genevoise Claude Inga Barbey et l’auteur et journaliste lausannois Julien Burri croisent le verbe dans le cadre du partenariat entre "Le Nouvelliste" et le festival Lettres de soie qui se déroule à Mase de vendredi soir à dimanche.

08 oct. 2019, 20:00
Correspondance

Cher Julien,

Je suis une femme pigeon. Une femme entre deux âges, comme on dit. Une femme périmée. Nous sommes nombreuses à déambuler ainsi dans la rue. On nous tolère, on nous contourne, parfois même on nous chasse d’un revers de la main. Ce doux roucoulement qui sort de ma gorge est pour vous, j’ai toujours eu un penchant pour la mélancolie... Avez-vous remarqué l’autre jour, sur le banc d’architecte inconfortable, que nous sommes restés longtemps assis côte à côte? Je nourrissais ma mère. Jambes nues dans sa chaise roulante, chemise de nuit bleu ciel, survêtement bleu marine?... Moi, j’étais en gris. Gorge de pigeon. Nous étions là, assis tranquillement tous les trois. Moi nourrissant ma mère, vous nourrissant les pigeons, tandis que le tram déversait son lot de passagers à cadence régulière. Je vous écris pour vous dire que c’est à cause de vous que je l’ai fait. J’y pensais depuis un moment déjà, mais comme on pense à une échappée impossible. J’ai baissé les yeux exactement au moment où vous avez chassé le dernier pigeon déplumé qui picorait les miettes de votre croissant. Ce vague coup de pied, voyez-vous, je l’ai pris comme une insulte personnelle. Ce pigeon n’était pas digne, même de manger vos restes, et il se trouve que moi, personne ne m’a touchée depuis vingt-sept ans. Alors ce coup de pied là, excusez-moi, mais il était de trop. Vous avez balayé de la main les miettes sur votre pantalon, vos yeux bleus liquide ont croisé les miens, ils se sont posés une seconde sur ma mère, sur moi, vous avez jaugé la situation et vous avez sorti votre téléphone. Vous m’aviez déjà oubliée.

«Le corps de ma mère a, paraît-il, été traîné sur plusieurs mètres, comme une poupée désarticulée.»

 

C’est à ce moment précis que le tram est apparu, bringuebalant, au bout de la rue. Et je me disais le feu aux joues, quel âge peut-il avoir? Est-ce que sa mère l’a aimé? Moi, jamais. Et pourtant je suis là, je la nourris sur un banc. Je plonge cette cuillère en plastique dans une compote de fruits qu’elle recrache pour moitié, je l’hydrate, on ne dit plus «je lui donne à boire», mais «je l’hydrate». Jusqu’à cet après-midi d’août, voyez-vous, j’étais un peu l’équivalent émotionnel d’un volcan éteint. A cause de votre indifférence, la colère est montée en moi d’un seul coup, et soudain, c’est comme si on avait ôté les gros cailloux qui obstruent un torrent, et que ma colère retenue depuis si longtemps s’était engouffrée dans cette brèche: la vacuité de votre jeune regard. Quand le tram est arrivé à la hauteur de la tour, j’ai gonflé mes plumes, ôté le frein de la chaise, saisi les poignées rendues collantes par la chaleur, et basculé ma mère sur la voie. La cloche du tram a sonné à plusieurs reprises, mais les gens n’entendent plus rien avec leurs écouteurs. Le conducteur a freiné, mais trop tard. La force d’inertie... Le corps de ma mère a, paraît-il, été traîné sur plusieurs mètres, comme une poupée désarticulée. Je n’ai rien vu, quant à moi, j’étais déjà loin. Ah... Maintenant ça vous revient...? Pouvons-nous dès lors commencer une vraie conversation? Ai-je toute votre attention?
Bien à vous.
 

Claude Inga Barbey

 

Chère Claude Inga,


Vous n’êtes pas un pigeon, vous êtes un loup. Un loup déguisé en pintade. Un loup avec toute sa noblesse et sa sauvagerie de loup. Vous pouvez ôter votre déguisement, cela fait des semaines que je vous observe et j’ai repéré votre jeu. La virilité est une qualité qui n’est pas réservée qu’aux hommes. Je la trouve attirante, belle, émouvante, portée par une femme. En vous regardant, je pense au Clint Eastwood des années 60. «Le Bon, la Brute et le Truand». Vous n’avez décidément rien d’un pigeon. D’Eastwood, vous avez la prestance, la rapidité à la gâchette et la beauté sauvage. On ne vous échappe pas. Les autres en votre présence deviennent transparents, c’est l’expérience que j’ai faite. Leurs faux-semblants, leurs masques, leurs bricolages, apparaissent en pleine lumière, dans tout leur ridicule. On ne peut pas tricher avec vous, il faut être soi.

 

«Ma mère m’a beaucoup aimé. Trop, probablement. C’est elle qui me donne chaque jour des croissants.»


Je suis un homme hamster. Mon petit cœur est prompt à l’émotion, qui peut lui être fatale. Ma tendance naturelle est de chercher le terrier, mon  ambiance familière confinée. Pas de grand espace, pas de ciel. Je grignote, vivote, et ronge mon frein. Solitaire de nature, et crépusculaire, j’ai peur du manque et remplis mes bajoues pour me sentir moins seul. Tout en souffrant de cette condition de hamster, d’où mon drame.

Je vous vois sourire, votre visage reste impassible mais vous souriez dans vos yeux, très légèrement. Si j’ai voulu chasser ce pigeon, c’est parce qu’il me faisait peur. Son œil scrutateur ne montrait qu’un vide. Alors que vos yeux de loup frémissent de mille pensées.

Plusieurs considérations me viennent à l’esprit à la lecture de votre lettre. A propos des parfums des purées de fruits proposés par la grande distribution. Avez-vous essayé la compote pomme-fraise, sans sucre ajouté? Il est vrai que ce genre de mets prémâchés n’est pas très satisfaisant sur la durée. J’aime ronger. Je n’aime pas particulièrement les croissants non plus, trop mous. Ma mère m’a beaucoup aimé. Trop, probablement. C’est elle qui me donne chaque jour des croissants. J’en fais don aux pigeons, parce que je suis écœuré par leur mollesse grasse, encore que croustillante. Je pense aussi à «L’Illiade», que je lis en vous guettant. Particulièrement à la scène où Achille se venge de la mort de son amant Patrocle en tuant Hector: Achille attache le corps de Hector à son char et le traîne autour des murailles de Troie, comme dans un western. C’est l’image qui m’est venue en voyant votre mère. J’admire et envie son héroïsme tragique. Vous pouvez être fière d’elle.

J’ai l’intuition que n’importe quel sujet de conversation deviendra beau et intéressant avec vous. Le silence aussi. Tout espace à vos côtés sera grand, parce que votre regard est généreux et grand. Ce qui ne laisse pas de m’effrayer… Et pourrait me pousser à ne plus vous suivre, à disparaître, par mesure de survie. Je passe mes nuits à tourner dans une roue, à vide, à me perdre dans un labyrinthe miniature. Mais depuis que je vous ai vue, j’ai envie de sortir de ma cage. M’apprendrez-vous à devenir un loup?
 

Julien Burri

En savoir plus : Le site du festival Lettres de soie

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