Elle habite Bellinzone, a 86 ans, j’en ai 58. Elle a trois enfants, j’en ai deux. J’ai fait sa connaissance, à 11 ans. Elle était une amie de ma maman.
Nous n’avons plus de contacts depuis pas mal de temps. Mille fois j’ai voulu l’appeler. Mille fois j’ai renoncé par peur qu’elle ne sache plus qui je suis, enfermée qu’elle est dans cette maladie qui vous fait oublier vos souvenirs.
Et si cette lettre réveillait une lueur d’espoir?
Ma chère Anne-Marie,
Depuis ma jeunesse, nous avons tissé des liens forts et affectueux. Tu as vécu une grande partie de ta vie en Suisse alémanique où tu as suivi ton mari. Tu m’as appris la confiance en la vie, l’art de vivre le moment présent, la positivité, la force et la résignation lorsque les jours sombres s’abattent. Mais nous avons surtout ri ensemble, parce que l’humour est l’ingrédient essentiel qui parfume les mets d’une vie. Malgré notre différence d’âge, nous avons partagé les étapes de nos existences: mariages, naissances, joies innombrables, drames, deuils.
Ton sens de l’accueil, ton cœur débordant de bonté et d’amour pour les autres ont fait de ta maison un hôtel. Autour de la table une ribambelle venue d’horizons divers: famille, amis, amis de mes amis, copains de tes enfants, échangeaient dans une joyeuse effervescence. Une fête pour tes convives comme pour toi, heureuse de ces bonheurs simples. Tu aimais le bon et appréciais le beau, le raffiné: la table était dressée avec des verres en cristal, de la vaisselle en porcelaine au liseré or et bleu cobalt, des couverts en argent. Ta cuisine, une véritable fabrique à merveilles, un laboratoire à surprises. Ton four, une mine à pépites, tournait à plein régime, tout comme le fameux batteur-mixeur dans lequel pétrissait pâtes à pain, tresse, pizza, gâteaux.
A votre retraite, vous êtes rentrés au Tessin. Retour dramatique avec la perte de votre fille chérie, emportée par un cancer à 38 ans. Ta vie s’est arrêtée, un temps. Tu as fait face et ton positivisme t’a sauvée. Ton mari s’en est allé quelques années plus tard. Tu as perdu ta fille, j’ai perdu mon frère. On partageait nos chagrins. Je t’écrivais, on s’appelait une heure, peut-être deux. Ton mélodieux accent tessinois me berce encore.
Et puis plus rien. J’apprends que ta mémoire te fait gravement défaut. Disque dur effacé. Et si il existait une petite sauvegarde de ta boîte à souvenirs? Je vais t’envoyer cette lettre et t’appellerai juste après. Si le contact se rétablit, cette missive sera... notre lettre-cadeau.
Marie-Jo Gessler,
restauratrice, Evolène