Votre publicité ici avec IMPACT_medias

Lettres de soie: correspondance entre Claude Inga Barbey et Julien Burri (suite)

La comédienne et écrivaine genevoise Claude Inga Barbey et l’auteur et journaliste lausannois Julien Burri croisent le verbe dans le cadre du partenariat entre "Le Nouvelliste" et le festival Lettres de soie qui se déroule à Mase de vendredi soir à dimanche.

09 oct. 2019, 20:00
Correspondance

Cher Julien,

Je n’aurais jamais imaginé que vous me répondriez. Ainsi sur ce banc vous m’avez regardée? Non seulement vue, mais regardée?... Il est malheureusement inutile de m’attendre, je suis actuellement hospitalisée dans une maison de repos au bord du lac. 

Après l’accident regrettable qui a coûté la vie à maman, on a jugé bon de m’extraire de mon biotope afin d’apaiser mon soi-disant sentiment de culpabilité. Or non seulement je l’ai réellement poussée, mais en plus, curieusement, je n’en éprouve aucune culpabilité. Je vous donne raison lorsque vous comparez la mort de maman tirée par ce tram sur plusieurs mètres, avec la dépouille de ce pauvre Hector mordant la poussière de Troie. Une mort spectaculaire après une vie invasive et médiocre. 

 

«Allez-vous me dénoncer? Qu’attendez-vous exactement de moi?»

 

On a eu la gentillesse de me faire suivre mon courrier. Voilà d’où je vous écris, en fait. De sous un marronnier chargé de coques piquantes. De temps en temps, il y en a une qui tombe, qui s’ouvre en deux, et je file la ramasser en douce. Je fais sauter d’un coup d’ongle le marron de sa gangue, et je le roule dans ma main pour en éprouver la douceur veloutée. Un peu de beauté n’a jamais fait de mal à personne. Même les matricides ont droit à un peu de beauté, non? 

Ainsi vous avez lu «L’Illiade»... ça aussi ça me surprend. Vous les jeunes gens, vous êtes comme des étourneaux effrontés. Vous l’ignorez peut-être, mais l’étourneau, qu’on nomme aussi sansonnet, est cet oiseau qui se déplace par nuées entières au-dessus, par exemple, des champs de colza. Ils sont parfois plusieurs dizaines de milliers à assombrir le ciel, tournoyant, ondulant. Ces nuées, on les appelle «murmures». 

Les sansonnets sont de petits citadins, tout comme vous. Ils se réunissent à la nuit tombée sur un même arbre, et babillent, caquètent, sifflent, stridulent jusqu’à la nuit. Un bruit assourdissant. Une nuisance. Les étourneaux sont capables d’imiter d’autres oiseaux, les merles, les loriots, mais aussi l’aboiement d’un chien, une voix humaine, un bruit de porte ou un klaxon de voiture. C’est la racaille des oiseaux. 

C’est ce que j’imaginais que vous étiez. Un drôle d’oiseau. Une racaille. Vous dites dans votre lettre: «Ma mère m’a beaucoup aimé. Trop, probablement.» Est-ce qu’on peut être trop aimé? Pardonnez moi, mais c’est là le discours d’un jeune homme qui n’a jamais eu faim. Sur ce banc ce jour-là, je me suis scannée dans vos yeux. Grise, entre deux âges, sans perspectives. Vous savez, je n’ai pas poussé maman parce que je suis une folle furieuse, je voulais simplement faire place nette. Une pulsion. Comme si j’étais perchée sur une corniche au-dessus du vide. Soudain, j’ai simplement cessé de tergiverser. Il me reste si peu de temps à vivre... Je suis heureuse de m’être trompée sur vous! Si vous saviez à quel point! Heureuse de pouvoir me tromper encore, à l’âge sombre des certitudes, avant le grand doute final. 

Je me vois obligée de mettre un point à cette lettre. En effet, je dois me rendre au réfectoire pour «m’hydrater», et puis c’est l’heure de la compote. Encore un mot toutefois. Vous m’avez vue faire. Vous m’avez vue pousser la chaise sur les rails. Allez-vous me dénoncer? Qu’attendez-vous exactement de moi? J’ai glissé un marron dans ma poche. Je le tripote en pensant à vous et soudain j’ai douze ans. Merci.

Claude Inga Barbey

 

Chère Claude Inga,

Sous votre bogue de piquants, vous avez la douceur des marrons, leur fraîcheur grasse, leur onctuosité infinie et farineuse. Mon arrière-grand-mère, Angèle, qui était dame pipi, en mettait dans son lit et dans ses poches, contre les rhumatismes et parce qu’ils portent chance. 

Je suis ému de vous lire au sujet des étourneaux. Il y a quelques années, dans les vignes, j’ai cru à un phénomène surnaturel: une sphère noire grossissait et changeait de forme au-dessus de ma tête, produisant le bruit de centaines de pages de livre qu’on aurait tournées en même temps. Puis le mirage d’une beauté sidérante disparut à tout jamais. J’envie l’esprit grégaire des étourneaux, mais suis un solitaire. Mon penchant hamster m’impose une méfiance atavique de tout ce qui vient du ciel. Nous avons peu de temps: j’ai déposé à votre attention des marrons au chocolat dans votre chambre. Ils sont beaux, dans leur gangue de massepain vert, mais je vous déconseille vivement de les goûter. 

Je comprends que la perte de votre mère vous ait ébranlée au point de troubler vos perceptions. Son fauteuil a très nettement roulé en direction des rails du tram, je l’ai vu. Mais c’était elle qui était à la manœuvre, pas vous. C’est elle, pour vous nuire et continuer de vous pourrir la vie, qui a lâché les freins. J’ai vu son sourire en coin, à l’idée du dernier et terrible coup qu’elle vous portait. Sa fin, son apothéose barbare l’a réjouie. L’idée de vous emporter avec elle dans sa folie destructrice. Mais vous avez heureusement échappé au tram. 

 

«J’envie l’esprit grégaire des étourneaux, mais suis un solitaire.»

 

Le rapport avec ma propre mère est trop riche et complexe pour le définir dans une lettre, et j’ai envie de vous entretenir d’autre chose. Je nous rêve une histoire, un lien qui n’appartienne qu’à nous, et que nous inventerons. La seule difficulté sera de franchir le mur du parc, mais j’ai pensé à tout. Je serai déguisé en jardinier, occupé à balayer les feuilles des marronniers, vous me reconnaîtrez grâce à ma petite échelle. Inutile de réunir vos effets personnels, cela pourrait attirer l’attention de votre entourage. Les surveillants ont également reçu des marrons, mais agrémentés de somnifères. Vous devez, pour une raison évidente de prudence, détruire cette lettre dès que vous l’aurez lue. 

Nous rejoindrons l’Espagne, puis le Maroc, par bateau. Nous regarderons, là-bas, sur les terrasses, en buvant du thé à la menthe, le monde se dérouler sous nos yeux, son infinie variation ne nous lassera jamais. Comme un vol d’étourneaux. On ne vous a pas touchée depuis vingt-sept ans, écrivez-vous? Aucune femme ne m’a touché, à part ma mère, et je n’y tiens pas. Mais je me sens touché par vous. Notre histoire n’entrera pas dans les cases toutes faites. En latin, cela s’appelle un «hapax»: ce qui n’a jamais eu lieu auparavant et surgit dans la grande histoire. Tendre amie, j’ai hâte d’être auprès de vous.

Julien Burri

En savoir plus : Le site du festival Lettres de soie

Votre publicité ici avec IMPACT_medias