Maurice Zermatten, Pierrette Micheloud, Germain Clavien et Jean-Marc Lovay. Quatre plumes qui ont marqué le Valais à leur façon. En 1981, dans l’écrin de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny, les auteurs débattaient déjà de la question: y a-t-il une littérature valaisanne? Etre valaisan a-t-il une signification pour eux? Le lien au territoire se traduit-il dans leur écriture? Comment se sont-ils sentis accueillis dans leur canton d’origine? Quelques exemples de questions que leur a soumises la journaliste de feu la TSR Irène Lichtenstein au cours d’une table ronde filmée.

Près de quarante ans après, l’interrogation est toujours aussi pertinente et taraudante. Une nouvelle génération d’écrivains a vu le jour dans le canton, de quoi vivifier le débat. On se propose de l’ouvrir à l’aune des réflexions de plusieurs personnages plus ou moins proches des lettres valaisannes, comme Simon Roth (éditeur), Yves Gaudin (auteur récemment publié à Paris), Pierre-André Milhit, président de la Société des Ecrivains Valaisans et Yasmina Giaquinto-Carron, libraire à Martigny.

Le professeur à l’Université de Lausanne Daniel Maggetti, lui-même auteur, est notre premier interlocuteur. Emanant du directeur du Centre des littératures en Suisse romande, on peut dire que son avis est plus qu’autorisé sur la question.

Daniel Maggetti est également auteurd’études sur l’histoire de la littérature en Suisse romande mais aussi de romans, de récits et de poèmes. Iaremporté le Prix Lipp Suisse 2008. © Yvonne Böhler.

Pour aller dans le vif du sujet, existe-t-il à vos yeux une identité valaisanne dans le domaine de l’écriture? Y a-t-il des dénominateurs communs? Si oui, lesquels?

Je ne crois pas qu’il y ait a priori une identité littéraire valaisanne: ce qui existe en revanche, c’est une production littéraire qui se greffe sur un substrat culturel et social particulier, qui le reflète, voire qui contribue parfois à le façonner et à le renforcer.Celane concerne pastousles auteurs valaisans, de loin pas! Parmi les contemporains, pour n’en citer que deux, je ne pense pas qu’on puisse reconduire sans autre Jean-Marc Lovay ou Noëlle Revaz à une «identité valaisanne».

Il y a eu en revanche par le passé des textes et des auteurs qui ont été les vecteurs d’une image «typée» du Valais – ses paysages, ses usages... – cela commence avec Marie Trolliet (connue sous le nom de plume de Mario) au début du xxe siècle, se poursuit avec Louis Courthion, puis – de manière très différente – Zermatten, Chappaz, Corinna Bille... A l’arrière-plan, des lieux, et une société spécifique. Pas un style, ou une langue.

Vous préférez parler de «matière valaisanne», une matière que les auteurs valaisans ne sont d’ailleurs pas seuls à exploiter. Pouvez-vous développer?

Les lieux typiques, les usages d’une société dont certains noyaux sont restés relativement isolés pendant longtemps, constituent un réservoir de personnages, de situations, de scènes qui, tous ensemble,forment ce qu’on pourrait appeler une «matière valaisanne».Celle-ci a fasciné les intellectuels romands (urbains et souvent protestants) de la fin du XIXe siècle, parce qu’elle leur a semblé une sorte de conservatoire d’un univers rustique qui ailleurs avait été effacé par l’industrialisation etl’urbanisation.

Le Valais avait gardé à leurs yeux une authenticité et un caractère ancestral, voire archaïque, avec le maintien de rituels anciens, religieux ou non, et une proximité avec la terre et ses rythmes. Dans le contexte romand, le Valais joue un peu le même rôle qu’a joué la Bretagne dans le cadre français: une sorte de «refuge»d’unprimitivisme que l’oncherche alors, comme remède contre une modernité que l’on craint.C’est cela qui attire par exemple Ramuz (voir son Village dans la montagne, ou Jean-Luc persécuté, ou plein de nouvelles), mais aussi Marguerite Burnat-Provins et plusieurs peintres comme Muret, Biéler, Auberjonois.

Peut-on identifier un usage particulier de la langue propre à la littérature valaisanne et plus largement romande par rapport à la littérature française? Au fond, y a-t-il une langue romande? Si oui, qu’est-ce qui la caractérise? Est-elle friande d’helvétismes quitte à forcer le trait pour se singulariser? Ou au contraire est-elle moins identitaire qu’à une certaine époque?

Il n’y a pas d’usage particulier de la langue chez les auteurs valaisans. Il peut arriver bien sûr que certains traits lexicaux locaux soient utilisés, mais cela sert uniquement une sorte de «rapport réaliste» au monde décrit (qui se trouve parfois être le Valais...). Ce n’est pas par volonté identitaire que cela se produit. L’usage d’helvétismes a du reste presque toujours joué ce rôle.

Plus que de littérature valaisanne, je parlerais de matière valaisanne que les auteurs du cru ne sont d’ailleurs pas seuls à exploiter.

Professeur Daniel Maggetti, directeur du Centre des littératures en Suisse romande

Selon vous, la littérature romande est-elle plus affranchie aujourd’hui de la France et de Paris? Oubliés les anciens complexes chez la jeune garde?

Sur le plan thématique et stylistique, la littérature produite en Suisse romande est tout à fait indépendante et autonome, mais la vie littéraire romande reste trèsfortement ancrée dans le contexte suisse, d’un point de vue institutionnel et économique aussi (les auteurs comme les éditeurs sont dépendants des structures de soutien helvétiques, et une grande partie de leur communication-diffusion publique se fait à l’intérieur des frontières suisses). Donc la production actuelle est affranchie de Paris sur bien des plans (il n’y a plus tellement de relation de tutelle, ni de complexes chez les auteurs...), mais en même temps, la reconnaissance et la circulation.

Quel impact a eu l’avènement d’internet et des réseaux sociaux en termes de reconnaissance supra régionale?

C’est sur le plan de la diffusion, etsurtoutsur celui de la promotion (souvent prise en charge par les auteurs eux-mêmes) qu’internet a le plus eu d’impact, je crois. En termes de reconnaissance effective, sur un plan symbolique large, il est trop tôt pour avoir un avis sûr.

La création d’un institut littéraire suisse à Bienne a-t-elle modifié la façon d’écrire en Suisse romande?

La création de cet institut, avec d’autres mesures institutionnelles (et économiques) des vingt dernières années (création de bourses d’écriture, augmentation des prix, création de résidences, etc.), est à la fois un signe et une incitation à la professionnalisation de l’écriture en Suisse romande. Contrairement à ce qui était le cas jusqu’à il y a un quart de siècle, de plus en plus d’écrivains romands exercent l’écriture comme première activité, et non à côté d’un autre métier(enseignant, journaliste...) comme c’était souvent le cas pourles générations précédentes. C’est une mutation sociologique intéressante, qui n’a pas encore été mesurée dans toutes ses retombées.

Le regard d’Anne Pitteloud

Anne Pitteloud tient depuis 2002 un blog personnel «Bonnes Feuilles» dressant un tableau de la littérature essentiellement romande. © Yvonne Böhler.

En parlant de littérature valaisanne et romande, difficile de ne pas solliciter le regard de la journaliste Anne Pitteloud. Cette plume vive et pertinente dont les racines plongent dans le Vieux-Pays (son grand-père y a vécu) signe régulièrement des critiques littéraires dansle journal «Le Courrier» avec un faible pour les auteurs romands.

Elle tient également un blog qui condense ses réflexions et autres suggestions de lecture. Confrontée à la question de l’existence d’une littérature valaisanne et plus largementromande, elle constate d’abord qu’il y a un vrai bouillonnement en Suisse romande depuis une décennie avec davantage d’éditeurs, de publications, de rencontres, de performances. «Certains disent que le décès de Jacques Chessex en 2009 a laissé de la place», lâche-t-elle dans un sourire perceptible au bout du fil. La fine observatrice estime que le terreau est très favorable aujourd’hui.

Un terroir, un imaginaire

Mais peut-on réellement parler de littérature romande? Y a-t-il un prisme? «On est forcément influencé par une culture, un paysage, un terroir. Tous ces éléments forgent un regard. Une sensibilité se construit avec un environnement dont on peut toutefois s’abstraire pour ne pas tomber dans le régionalisme.»

Pour ce qui est du Valais, Anne Pitteloud relève que l’imaginaire y est forcément intimement lié à la montagne, à ses grands espaces vierges et menacés. Une tendance defond àl’heure d’une mondialisation débridée qui appelle en retour un fort besoin
d’ancrage. «On sent chez les écrivains contemporains, et pas seulement romands, une volonté de renouer avec des origines, de retrouver des racines.» Et la journaliste de citer en exemple le Milanais Paolo Cognetti – Prix Médicis étranger2017poursonlivre«Les Huit Montagnes», dont «Le Garçon sauvage. Carnet de montagne» fut publié par la maison d’édition genevoise Zoé en 2016 – qui a tourné ledos à la trépidante capitale lombarde pour s’installer dans un vallon reculé du Val d’Aoste, renouant avec la liberté et l’inspiration au contact de la vie sauvage.

Retour aux sources

Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle du Vaudois Blaise Hofmann, son contemporain, dont l’ouvrage «Estive» – couronné du Prix Nicolas Bouvier 2008 au Festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo – romançait un été passé comme berger à la tête d’un troupeau d’un millier demoutons. Les traditions innervent bien des récits, qu’on les valorise ou qu’on les brocarde. Anne Pitteloud pense notamment au Valaisan d’origine Jérôme Meizoz, Prix suisse de littérature 2018 pour «Faire le garçon», qui pose un regard à la fois nostalgique et caustique sur le poids de l’héritage.

Si la jeune génération est sans doute plus urbaine et connectée que jamais, elle n’échappe pas à ce retour à la terre, on en veut pour preuve le dernier roman «Après le monde» de l’auteure neuchâteloise Antoinette Rychner, alarme écologique et humanitaire construite commeune épopée chantée à deux voix le soir à la veillée.

La catastrophe comme socle identitaire

Dansle récit aux relents collapsologiques de la quadragénaire affleure un thème phare de la littérature romande et suisse, relève Anne Pitteloud. Celui de la catastrophe. Et la journaliste de renvoyer à l’essai du professeur et chercheur à l’UNIL PeterUtz «Culture de la catastrophe» paru en 2017. Selon le Biennois, c’est l’inquiétude qui hante l’imaginaire des grands écrivains suisses. «C’est un des traits identitaires de ce pays qui traverse la grande littérature helvétique», expliquait-il au site d’information swissinfo.ch lors de la publication. «Elle est un ferment de la créativité littéraire.»

Peter Utz estime que la fascination pour les catastrophes vient de l’identité alpestre que la Suisse s’estforgée depuis des siècles (et plus précisémentl’éboulement deGoldau dans le canton de Schwytz survenu en 1806). «La montagne occupe une place centrale dans ce pays. Elle ne représente pas uniquement une attraction touristique mais également une menace. Or il fallait pour la Suisse multilingue un socle qui consolide sa pluralité culturelle. L’idylle alpine en est une; la catastrophe, son revers, en est une autre.»

Et l’expert de citer inévitablement l’iconique «Derborence» (1934) de Ramuz qui fait écho au danger alpestre et qui inscrit dans la mémoire collective suisse la tragédie oubliée d’une montagne quis’effondrait en 1714. Pour l’essayiste, la catastrophe demeure le catalyseur de la pensée et de l’activité littéraires helvétiques.

Une audace romande

Un point de vue étayé quise défend. Mais outre ses références cataclysmiques sur le fond, la littérature romande se signalet-elle aussi, dans sa forme, par un usage particulier de la langue? «Pour moi, il n’y a pas de volonté de “faire suisse romand” avec pléthore de tournures régionales», analyse Anne Pitteloud qui se plaît à relever le supplément d’audace des éditeurs romands par rapport à leurs homologues français astreints à un certain académisme. «Ici, les éditeurs ont plus de liberté car le
marché est plus petit. Ils peuvent miser sur des auteurs originaux sortant des sentiers battus.» Si langue romande il y a, elle est le fruit d’un travail de réécriture comme dans «Rapport aux bêtes» de la Valaisanne Noëlle Revaz. Plus tôt, un Ramuz revendiquait déjà «le droit de mal écrire». «Mais cela reste très littéraire avec un subtil jeu sur le décalage», ajoute la spécialiste.

L’ambition est d’être aussi universel que possible.

Anne Pitteloud, journaliste culturelle au «Courrier» , spécialiste de la littérature suisse

De la nécessité de réseauter

Reste que peu d’auteurs tiennent selon elle à afficher une identité romande coûte que coûte. «L’enjeu c’est quand même de toucher le plus de monde possible.» Et là le réseau joue tout son rôle, notamment pour pénétrer un marché hexagonal encore bien hermétique. En ce sens, la création de l’Institut littéraire suisse à Bienne a constitué une réelle plus-value. «Les étudiants ont une meilleure connaissance du milieu littéraire, des gens qui comptent. Ils apprennent aussi à mieux se vendre.»

La force du collectif

Le regard sur l’écriture a changé dans la foulée selon Anne Pitteloud. «Elle n’est plus réduite à une activité solitaire. On voit émerger de plus en plus de collectifs à l’image de celui d’AJAR. Ça donne un coup de frais avec un aspect “troupe”. On monte des spectacles, on fait des matchs d’improvisation, les frontières entre les genres et les disciplines se brouillent. On assiste à une vraie diversification», se réjouit la journaliste. Pour qui l’avènement d’internet a également contribué à éperonner la créativité. «Ça a permis
à tout un chacun de s’auto-diffuser, de se passer
de maisons d’édition, de tester des formes peutêtre plus osées et de se faire ainsi repérer.» Repérer, le mot est lâché. Car voir son nom publié dans le catalogue d’une maison d’édition reste l’aspiration, avouée ou non, de tout écrivain, une forme d’accomplissement. «La reconnaissance d’une profession», s’empresse d’ajouter Anne Pitteloud. Et dans ce casla question des origines a quelque chose de superfétatoire.

Bagnes: Maurice Chappaz au cœur d’un colloque international

Treize ans après son décès, Maurice Chappaz captive toujours autant. Le poète bagnard fait l’objet d’un colloque international jeudi et vendredi au Châble.