Vous êtes arrivé à Martigny en 1996, après avoir notamment œuvré chez Philips et à la prestigieuse Université de Berkeley. Si on vous avait dit que vous resteriez vingt-sept ans à l’Idiap, vous l’auriez cru?

Je n’ai jamais fait de planning sur mon avenir. Partout où je suis allé, j’ai poursuivi ma mission jusqu’à la fin. En 1996, l’Idiap gérait un budget annuel de 300 000 francs et était complètement inconnu du monde scientifique. Mais la carte blanche que me donnait Pascal Couchepin pour développer cet institut m’a convaincu de saisir cette opportunité et d’accepter le poste.

Quels ont été vos premiers travaux?

Nous avons créé un groupe dédié au «machine learning», c’est-à-dire la capacité des ordinateurs à extraire de l’information et résoudre des tâches via l’apprentissage automatique à partir de données. Autour de celui-ci gravitaient trois groupes de recherche en intelligence artificielle (IA) consacrés au traitement de la parole, à la vision par ordinateur et à la biométrie. Ces groupes ont grandi en symbiose. Puis d’autres s’y sont ajoutés. En vingt-sept ans, l’Idiap est ainsi passé de 10 à 160 collaborateurs.

Comment s’explique cette croissance?

Notre multidisciplinarité a rapidement séduit l’industrie. Nous avons toujours cherché à embaucher l’élite mondiale des chercheurs en IA et à les faire collaborer, peu importe leur spécialisation. En parallèle, j’ai pu compter sur le réseau que j’avais tissé dans mes précédentes activités. Peu de temps après mon arrivée à l’Idiap, de nombreuses élites siégeaient à notre conseil scientifique international. Cela nous a donné de la crédibilité, tout en favorisant l’accès à des projets et à du financement.

C’est cette dynamique qui a permis à l’Idiap de coordonner l’un des premiers Pôles de recherche nationaux (PNR) de la Confédération, en 2001?

Oui. Beaucoup de travail, dans un processus très sélectif. Avec aussi le soutien indéfectible de la ville de Martigny, de l’Etat du Valais et de la Confédération. Aujourd’hui, sur nos 16 millions de budget annuel, 50% sont des subventions publiques. En Suisse, le soutien politique à la recherche scientifique est plus fort que partout ailleurs où je suis passé.

Martigny - 7 mars 2023 - IDIAP - Hervé Bourlard, directeur, quitte l'IDIAP, après 27 ans. © Sabine Papilloud

Hervé Bourlard dirige l’Idiap de Martigny depuis 1996. «Partout où je suis allé, j’ai poursuivi ma mission jusqu’à la fin.» Photo: Sabine Papilloud

Ce soutien profite aussi à l’économie.

C’est évident. En Valais, nous avons notamment développé des outils pour Constellium, Eversys, Syngenta, Inflamalps et GAP Engineering. En collaboration avec ESH Médias – le groupe propriétaire du «Nouvelliste», d’«ArcInfo» et de «La Côte» – nous travaillons sur un projet de master en IA dans le domaine de la synthèse vocale. Et à Neuchâtel, un projet de master en IA dans le domaine de la vision par ordinateur est en cours, en collaboration avec la PME Mikron. Enfin, sur le plan international, on peut citer Pytorch, un moteur d’IA utilisé par Facebook et dont les premiers jalons ont été posés à l’Idiap.

Géolocalisation, moteurs de recherche, reconnaissance faciale et vocale, publicité ciblée: l’IA nous accompagne au quotidien. Cette omniprésence est-elle inquiétante?

A la base, ces technologies sont bonnes. J’y vois toutefois deux types de danger: l’utilisation de données privées pour développer des systèmes d’IA, et l’usage de ces outils à travers les réseaux sociaux. Je vous donne un exemple: prenez le site eBay, qui permet de publier la photo d’un bijou que vous souhaitez mettre en vente. De l’autre côté, imaginez Facebook, où vous postez une photo de vos vacances. En quelques heures, je peux créer un outil d’IA qui croise vos données de géolocalisation extraites de ces deux photos. Avec de l’entraînement, celui-ci est capable de me prévenir lorsque vous êtes suffisamment loin de votre domicile pour que je puisse aller m’emparer de votre bijou.

Ce simple exemple montre à quel point l’exploitation des données à travers les réseaux sociaux peut s’avérer dangereuse. Bien souvent, le grand public sous-estime ce risque.

Comment contrer cette menace?

Il est difficile d’éviter ces pratiques. Mais on peut d’une certaine façon les contrôler, en développant des outils d’IA qui vous préviennent dès que vos données privées sont utilisées à des fins malicieuses, mensongères voire commerciales. Techniquement, c’est faisable. Et cela peut avoir un effet dissuasif.

Si les professeurs s’inquiètent de la place que peut prendre ChatGPT, c’est que leurs cours sont mauvais.

On imagine les réseaux sociaux peu ouverts à l’idée…

Ils trouveront toutes les excuses pour se passer de ces technologies. Mais ça, c’est un autre débat.

Dans quels domaines l’IA peut-elle encore amener des avancées significatives?

L’IA doit s’affranchir du «Big Data» (ndlr: d’immenses bases de données en ligne) pour amener des solutions dans les domaines où les données sont encore peu nombreuses. On peut citer la lutte contre le réchauffement climatique, le contrôle des consommations d’énergie, l’art mais aussi certains secteurs de la santé comme la détection des tumeurs et la médecine de précision.

L’Idiap se positionne-t-il dans ces domaines?

Oui. Nous menons par exemple un projet avec l’Inselspital de Berne, à destination des patients atteints de la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson. L’idée, grâce à des données collectées par des capteurs biologiques ou sensoriels, est de créer un outil qui mesure les effets d’un médicament sur chaque patient, pour ensuite personnaliser le dosage et les injections.

Pour Hervé Bourlard, l’intelligence artificielle doit apprendre à s’affranchir du «Big Data». Photo: Sabine Papilloud

L’IA reste un concept obscur pour une large frange de la population. Un outil comme ChatGPT permet-il de démocratiser ces technologies?

Je ne crois pas. Cet outil peut répondre à n’importe quelle question, mais de façon ennuyeuse et sans âme. Google offre plus de créativité, puisqu’une recherche sur ce moteur génère une quantité de résultats que vous devrez trier et analyser avant de faire votre choix. Je citerai aussi le logiciel Bing qui, comme ChatGPT, peut répondre à n’importe quelle question, à la différence qu’il la contextualise et propose plusieurs pistes de résultats. Il vous renvoie même des questions pour préciser votre recherche.

ChatGPT est donc à proscrire dans les écoles?

Je n’ai pas de réponse figée. Si les professeurs s’inquiètent de la place que peut prendre ChatGPT, c’est que leurs cours sont mauvais. Il faut inciter les étudiants à la réflexion, et non leur faire recracher leurs leçons.

Notre multidisciplinarité a rapidement séduit l’industrie.

Vos activités ont-elles souffert de l’exclusion de la Suisse du programme Horizon Europe?

Bien que l’image de «mauvais élève» qui colle à la Suisse pèse un peu sur la réputation de l’Idiap, l’impact direct de cette exclusion est limité. De par notre mode de financement (ndlr: 50% de subventions publiques et 50% provenant de fonds de recherche et de projets industriels), nous ne dépendons pas uniquement de Bruxelles. Et les institutions suisses, de par leur qualité, restent très attractives. Les demandes de participation à des projets de recherche européens sont donc restées stables. Ce qui change, c’est que l’institut ne peut plus être coordinateur administratif d’un projet. Il peut en revanche en assurer la coordination scientifique, ce qui reste une responsabilité importante.

Quel est «le» défi qui attend l’Idiap?

L’institut doit poursuivre sa croissance de façon raisonnée. Il compte quinze groupes de recherche, et je ne pense pas qu’il faille en empiler d’autres par-dessus. En revanche, la création de groupes interdisciplinaires, avec de nouveaux engagements à la clé, me semble être la meilleure voie à suivre.

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