Après avoir mis le turbo sur l’éolien, le Conseil national s’apprête à débattre sur l’accélération de la transition énergétique en Suisse dès ce lundi et durant trois jours. Des discussions qui ont de quoi inquiéter le professeur Antoine Guisan de l’Université de Lausanne, co-initiateur d’un appel urgent au nom de la biodiversité publié l’automne dernier.

Avec 85 scientifiques de toute la Suisse, ce biologiste craint que sa discipline ne soit sacrifiée sur l’autel de la sécurité de l’approvisionnement en électricité. Interview.

null Antoine Guisan, spécialiste de la biodiversité à l’Université de Lausanne, est l’initiateur d’un appel collectif pour préserver les écosystèmes naturels. Photo: SP

Antoine Guisan, après des années de blocage, la transition énergétique semble enfin être devenue une priorité pour le monde politique suisse. N’est-ce pas réjouissant?

Je crois que tous les scientifiques s’en réjouissent, pour autant que cette transition soit bien menée. Il serait insensé de développer les énergies renouvelables au détriment de la protection de la nature et de la biodiversité.

L’état des rivières est catastrophique et l’ensemble des milieux naturels suisses est dégradé à plus de 50% par rapport à l’an 1800.

Antoine Guisan, spécialiste de la biodiversité à l’Université de Lausanne

Le Conseil des Etats a voté, en septembre dernier, pour supprimer la protection absolue réservée aux biotopes d’importance nationale. On pourrait alors y voir pousser panneaux solaires, éoliennes et barrages. C’est mal parti, non?

C’est très préoccupant de constater que l’économie prend toujours le dessus dans les débats et que la biodiversité ainsi que la nature continuent à être sacrifiées.

Le National ne semble heureusement pas suivre cette voie, mais diverses propositions pourraient tout de même permettre des exceptions dangereuses pour les milieux aquatiques.

Des milieux parmi les plus menacés et qui sont essentiels pour le reste de la vie animale et végétale: plus de 80% des 45 000 espèces animales et végétales connues en Suisse sont présentes dans les cours d’eau et les espaces aquatiques adjacents.

Les conséquences pourraient aller jusqu’à la destruction des écosystèmes et la perte d’espèces: on ne pourrait alors pas revenir en arrière. Si nous nous obstinons dans ce sens, nous allons continuer à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Et finalement tomber avec.

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Si nous avons échappé à des pénuries d’énergie cet hiver, rien n’est garanti pour les suivants. N’est-il pas vraiment urgent d’accélérer la transition énergétique?

Oui, il faut accélérer la transition énergétique, mais dans les zones déjà fortement exploitées par l’homme. En équipant les infrastructures et bâtiments existants dans de panneaux solaires, nous pourrions, par exemple, assurer la consommation énergétique actuelle.

Des scénarios réalistes existent pour y parvenir sans sacrifier le paysage et la biodiversité, mais en réduisant notre consommation et en améliorant l’efficacité énergétique.

Il ne faut pas paniquer et prendre des décisions absurdes alors que cela fait trente ans qu’il y a des mouvements qui militent pour développer le renouvelable. D’autant qu’on semble retrouver, parmi ceux qui poussent pour accélérer de manière effrénée aujourd’hui, ceux qui étaient à la source des blocages par le passé.

Résultat: la Suisse est aujourd’hui quasiment dernière de classe en Europe dans ce domaine, alors qu’elle était pourtant pionnière à un certain moment.

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Accélérer la transition énergétique permettrait justement d’atténuer le réchauffement climatique, et donc de préserver la biodiversité, non?

C’est totalement faux de penser ainsi. Les écosystèmes naturels – et donc la biodiversité – sont notre meilleure assurance contre les changements climatiques. Préserver la nature est la meilleure solution pour lutter contre le réchauffement, à travers sa capacité à stocker le carbone.

La cause première de l’effondrement actuel de la biodiversité n’est pas le changement climatique, mais le développement effréné des activités humaines. Nous le savons – ce sont des faits scientifiques établis – et certains voudraient aujourd’hui simplement continuer dans la même direction.

C’est un manque de vision grave pour notre avenir. Un déni de réalité.

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Le Tribunal fédéral a fait capoter un projet hydraulique dans le Haut-Valais pour la préservation d’une seule espèce de mouche menacée d’extinction… N’est-ce pas disproportionné?

En décrivant une espèce comme insignifiante, on justifie l’extinction de centaines d’entre elles autour du globe. Ces espèces sont pourtant cruciales pour protéger tout l’écosystème. Elles ont donc énormément de valeur.

Un important mythe subsiste en Suisse: les habitants pensent toujours qu’elle est l’un des pays le plus en avance en matière de protection de l’environnement. C’est pourtant tout l’inverse.

La nature de notre pays s’est déjà beaucoup détériorée: l’état des rivières est catastrophique et l’ensemble des milieux naturels suisses est dégradé à plus de 50% par rapport à l’an 1800. Les milieux humides et les zones alluviales ont perdu 90% de leur surface, si ce n’est davantage.

La Suisse est ainsi dernière de classe en Europe en ce qui concerne les surfaces dédiées à la protection de la biodiversité et au degré de menace des espèces.

Nous parlons aujourd’hui d’une sixième extinction de masse d’origine humaine: on ne peut simplement pas continuer.

Antoine Guisan, spécialiste de la biodiversité à l’Université de Lausanne

Au vu de l’urgence de la situation, doit-on vraiment s’évertuer à sauver toutes les espèces végétales et animales possible?

Il faut être clair: quand on perd une espèce de la surface de la planète, c’est pour toujours. Ce n’est simplement pas réversible et la technologie ne peut rien y faire. Nous parlons aujourd’hui d’une sixième extinction de masse d’origine humaine, On ne peut simplement pas continuer.

La nature est la base de la vie. La préserver, c’est aussi préserver notre société. A l’inverse, une société qui ne cesse de dégrader sa nature est vouée à l’extinction. Et c’est exactement la direction que nous prenons.

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Quelles solutions préconisez-vous?

Il faut que l’énergie et la biodiversité soient discutées ensemble et que les solutions soient trouvées en commun. Il faudrait aussi que la science soit beaucoup plus considérée dans les prises de décision politique. Quand nous alertons sur la crise de biodiversité, c’est finalement par humanisme car cela met en danger les sociétés humaines et nos descendants.

Au vu des résultats scientifiques extrêmement préoccupants concernant l’effondrement de la biodiversité, nous devrions être glacés d’effroi et prendre des mesures drastiques pour inverser la tendance. Réapprendre à protéger et restaurer la nature, partout, et pas seulement les quelques petits espaces protégés qui sont aujourd’hui attaqués.

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