En tant que Chairman Emeritus, Peter Brabeck a toujours un bureau chez Nestlé. Pas dans le siège international à Vevey, mais dans un bâtiment historique de La Tour-de-Peilz. Une grande salle avec des hauts plafonds, des moulures, un imposant Hodler et des meubles au design épuré.

Même s’il n’est «plus du tout actif pour Nestlé», l’ancien directeur puis président de la multinationale (de 1997 à 2018) y vient presque tous les jours pour travailler sur ses nouveaux projets. Car à 76 ans, il ne s’est toujours pas retiré des affaires. Loin de là.

Un «retraité» très actif

D’abord, Peter Brabeck reste «un actionnaire important» du géant de l’agroalimentaire, dont il contemple l’évolution à distance avec une certaine satisfaction. «Le nouveau CEO (réd: le Germano-Américain Mark Schneider) fait un excellent travail et a su insuffler un nouvel élan à la compagnie», commente l’Autrichien d’origine dans son français teinté d’un accent alémanique.

Ensuite, il est toujours vice-président du World Economic Forum, président du Verbier Festival, son lieu de résidence, et intervient régulièrement comme conférencier.

Surtout, il continue d’investir dans des start-ups, actives dans l’agriculture, la cosmétique, la technologie ou l’horlogerie. En 2021, le magazine «Bilan» a estimé sa fortune entre 400 et 500 millions de francs.

Peter Brabeck-Letmathe nous a reçus début octobre dans le bureau qu’il a conservé chez Nestlé, à la Tour-de-Peilz.
Photo: Cédric Sandoz

Posé au sol de son bureau, prêt à être accroché, un cadre regroupe différentes photos souvenirs de sa participation au dernier Paris-Dakar, en Arabie saoudite, où il a conduit une Mitsubishi Pajero avec un Espagnol du canton de Vaud, Daniel Lopez-Palao, comme copilote .

Peter Brabeck est quelqu’un d’entreprenant, dynamique et courageux

Olivier Français, conseiller aux Etats (PLR/VD)

Un signe de la passion que l’homme d’affaires entretient depuis toujours avec les sensations fortes. Trial à moto, saut en parachute, Formule 1, alpinisme… Il aura tout essayé ou presque.

Aujourd’hui, il continue de piloter des hélicoptères et d’effectuer des randonnées en montagnes. «Mais je ne fais plus de grands sommets», admet celui qui a, autrefois, gravi le Cervin et le Mont-Blanc.

Président du festival du film des Diablerets, le conseiller aux Etats Olivier Français (PLR/VD) a invité l’homme d’affaires durant l’édition 2021. «C’était passionnant d’avoir sa vision du monde. Peter Brabeck est impressionnant, certes, mais reste très abordable. C’est quelqu’un d’entreprenant, de dynamique et de courageux», s’enflamme-t-il.

Porte-drapeau de l’attractivité suisse

En tant que sénateur, Olivier Français avait été amené à se prononcer, en 2019, sur un train de mesures visant à «renforcer le rôle de la Suisse» comme Etat hôte d’institutions internationales.

Une minorité de gauche du Conseil national s’était alors opposée à la création d’une fondation devant servir à «positionner la Genève internationale dans le traitement des thèmes émergents»: la Geneva Sciences and Diplomacy Anticipator (Gesda) Foundation, financée par la Confédération, le Canton et la Ville de Genève. En cause, notamment: la nomination de Peter Brabeck à la présidence.

«Nous avons l’impression qu’il s’agit ici d’un projet de prestige pour quelques politiciens et managers aux boutons de cravate dorés», avait alors déclaré le conseiller national Fabian Molina (PS/ZH).

Pour son homologue Denis de la Reussille (POP/NE), qui s’était lui aussi opposé à la création de Gesda, le «recyclage» de personnalités dirigeant des multinationales pose un problème de principe. «Dans ce genre de situation, on peut craindre que les intérêts d’entreprises privées prennent le dessus sur les objectifs initiaux.»

Un risque que conteste l’intéressé. «Nous n’avons d’intérêts ni économiques, ni politiques. Au contraire, la condition pour que les scientifiques du monde entier collaborent avec nous, c’est que les intérêts de Gesda soient indépendants.»

Le regard vers l’avenir, les pieds dans le présent

La fondation organise son deuxième sommet annuel cette semaine à Genève, des 12 au 14 octobre. L’un des points forts de l’événement: la présentation des résultats du «radar des percées scientifiques», dont le rôle est d’identifier les développements les plus prometteurs de la recherche internationale.

Plus de 800 scientifiques de 70 pays ont travaillé sur le radar 2022. «Ils ont également fait des prévisions sur ce à quoi il faut s’attendre dans les 5, 10 et 25 prochaines années», précise le porte-parole Jean-Marc Crevoisier.

«Quand on leur demande ce que leurs découvertes apporteront à la société dans deux décennies, les inventeurs sont souvent déstabilisés. Ils n’ont pas l’habitude de penser comme ça», sourit Peter Brabeck, lui qui a appliqué la stratégie de la «création de valeur partagée» (qui tient compte des intérêts à la fois des actionnaires, des employés, des producteurs et des consommateurs) dès les années 1990, soit bien avant qu’elle ne soit théorisée par Michael Porter, professeur à Harvard, en 2011.

Je suis sûr que la technologie peut résoudre beaucoup de nos problèmes actuels

Peter Brabeck, président de Gesda et ancien CEO de Nestlé

Tout au long de son parcours, l’anticipation a été son principal moteur et, aussi, la raison de son succès. Le slogan de Gesda, «utiliser le futur pour construire le présent», pourrait tout aussi bien être le sien.

Son autobiographie, «Ascensions» (publiée en 2020 aux éditions Favre) regorge d’ailleurs de telles devises: «bien vendre, c’est bien prévoir», «avoir un pied dans le passé et un pied dans l’avenir», «la meilleure manière de prédire l’avenir est de [le] former soi-même».

Le futur, Peter Brabeck le voit surtout façonné par la technologie. «Je suis sûr qu’elle peut résoudre beaucoup de nos problèmes actuels.» Il ne partage pas, en revanche, la vision transhumaniste d’un Elon Musk. «Personnellement, j’espère vraiment qu’on restera humains le plus longtemps possible.»

La «valeur marchande» de l’eau

A La Tour-de-Peilz, sa place de travail est couverte de livres. Les siens, d’abord, consacrés à raconter son fascinant parcours professionnel – de vendeur de glaces en Autriche à PDG d’une multinationale — ou à exposer les principes de «la nutrition pour une vie meilleure».

La bibliothèque de Peter Brabeck-Letmathe laisse deviner deux de ses principaux centres d’intérêt: le pilotage (d’avions et d’hélicoptères) et l’eau. Photo: Cédric Sandoz.

On y distingue aussi le tout récent ouvrage de Matt Damon (oui, l’acteur) et de l’ingénieur américain Gary White, «The Worth of Water», paru en mars chez Penguin (non disponible en français). La «valeur de l’eau», c’est justement l’un des combats qui ont rendu le directeur de Nestlé à la fois célèbre et décrié.

En 2005, il avait défendu l’idée que l’eau devait avoir une «valeur marchande» au même titre que toute autre denrée alimentaire, d’autant qu’elle se ferait de plus en plus rare.

Cela fait quinze ans que je dis que le plus grand problème de l’humanité, c’est l’eau

Peter Brabeck, président de Gesda et ancien CEO de Nestlé

Une position qu’il maintient encore aujourd’hui. «Bien sûr! Cela fait quinze ans que je dis que le plus grand problème de l’humanité, c’est l’eau. Mais mon cri a comme disparu dans la forêt», regrette le fondateur, en 2007, du 2030 Water Resources Group, dédié à la sensibilisation et la recherche de solutions sur la problématique.

Il en est certain: comme souvent auparavant, le monde le regarde avec de grands yeux écarquillés. Et puis, un jour, on dira de lui qu’il était visionnaire. 

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