Quelles seront les conséquences de la crise sanitaire du Covid-19, qui sera suivie d’une crise économique, pour le sport professionnel?

Ma crainte, c’est que les plus gros s’en sortiront plutôt bien, voire très bien, et que les petits, eux, connaîtront davantage de difficultés. Il y a un vrai risque que l’on se focalise plus encore sur les gros événements et les grandes équipes avec, pour conséquence, un accroissement de l’écart entre les plus forts et les plus faibles. Le sport-spectacle pourrait prendre encore plus de place.

Le paradigme ne va donc pas véritablement changer…

Je ne crois pas. D’ailleurs, l’obstination des fédérations à sauver les grands événements, les Jeux olympiques, la Ligue des champions ou le Tour de France, confirme mes craintes. La volonté de maintenir les audiences au plus haut démontre notre logique de consommation immédiate, à l’instar du succès de Netflix par exemple. Alors que nos émotions et nos émois sont directement liés avec la rareté de l’événement. Regardez la reprise des divers championnats de foot! Aujourd’hui, il y a des matchs à la télévision tous les jours. Le sport vit dans un rythme de croissance continue. Il n’envisage pas de ralentir. Au contraire. Est-ce que la F1 songe à alléger son calendrier en 2021? Je n’ai pas vu la moindre réflexion, toutes disciplines confondues, dans ce sens. J’ai le sentiment qu’on va vers le plus plutôt que vers le mieux.

«Le sport se nourrit d’imprévus et d’incertitudes. Or, les règles mises en place sont là pour éviter les accidents industriels.»

On n’a pas pris le temps de cette pause forcée pour réfléchir sereinement à l’avenir du sport…

Malheureusement, on part du principe qu’il faut plus de public, plus d’audience, plus d’exploits et plus de records. Le sport se nourrit d’imprévus et d’incertitudes, des vecteurs d’émotions. Or, j’ai l’impression qu’avec les règles mises en place, on fait tout pour éviter les accidents industriels. En Ligue des champions, quand on invite quatre ou cinq clubs d’un même pays et qu’on en arrive à une finale entre le Real Madrid et l’Atletico Madrid, c’est un non-sens. Quand l’Italie ne se qualifie pas pour la Coupe du monde, on réfléchit à faire en sorte que ça n’arrive plus. Aujourd’hui, les phases préliminaires de la Ligue des champions et les qualifications pour l’Euro et le Mondial n’ont plus beaucoup d’intérêt. En Coupe du monde, le seul suspense de la phase de groupe est de savoir si une grosse équipe va passer à la trappe. Ensuite, la pression donne souvent lieu à des matchs fermés.

La Suisse, à son niveau, n’échappe pas à ce constat…

Prenez le hockey! Son seul souci a été de trouver un moyen pour faire remonter Kloten en NL. Les clubs ne sont pas allés plus loin dans la réflexion de leur sport et de son organisation. Le titre se dispute entre Berne et les ZSC Lions. En foot, l’écart entre les clubs des grandes villes et les autres n’est pas près de se réduire. Il y a eu l’ère du FC Bâle. Désormais, c’est Young Boys. Thoune champion de Suisse, ce n’est pas pour demain. En Europe, les règnes du Bayern ou de la Juventus n’ont plus rien d’excitant. Cette domination sans partage va pourtant à l’encontre de ce qu’on attend du spectacle.

«Nous nous mettons devant notre poste de télévision plus par habitude que par intérêt.»

Que préconisez-vous pour éviter cette monotonie?

Le système de recrutement dans le sport américain me plaît bien. Chaque année, les moins bonnes équipes ont accès prioritairement aux meilleurs choix du draft. Cette formule oblige à un brassage régulier des forces. Un règne de dix ans, là-bas, n’est pas possible. C’est aussi l’assurance pour chaque région d’exister, un droit qui me paraît légitime.

C’est difficile de vous contredire mais, en même temps, les audiences sont toujours plus élevées…

C’est vrai. Mais la formule est ainsi faite pour que l’intérêt monte en puissance à l’instar d’une série à suspense où il faut attendre le dernier épisode pour connaître l’épilogue. Même si le film est nul, on veut connaître la fin. En définitive, nous nous mettons devant notre poste de télévision plus par habitude que par intérêt. J’évoquais l’effet de surprise, un peu plus tôt. A l’époque, Lendl, McEnroe et Borg, dans leurs grandes années, pouvaient être éliminés au premier tour. Aujourd’hui, ça n’arrive jamais à Federer, Nadal ou Djokovic. Il est de plus en plus rare que les grands champions se manquent. La préparation physique, le suivi médical, notamment, leur assurent d’être au top durant toute l’année alors qu’ils jouent, tous, bien plus qu’à l’époque. Christophe Bonvin me disait qu’il avait beau être au top, physiquement, il n’était pas capable d’enchaîner deux grosses performances en trois jours. Désormais, les footballeurs disputent 80 matchs par année en étant toujours, ou presque, à leur meilleur niveau.

«Ce serait un comble, dans une telle période, de ne pas se rendre compte de l’indécence des salaires.»

Le football draine beaucoup trop d’argent. Ne peut-on pas espérer qu’il revienne un peu sur terre et à d’autres valeurs?

Les transferts ne battront pas de nouveaux records, cet été. Mais on peut supposer que les montants retrouveront très vite des hauteurs comparables à ces dernières années.

Rassurez-nous! Les salaires, aujourd’hui indécents, seront quand même revus à la baisse…

J’aimerais en être sûr. Ce serait un comble, dans une telle période, de ne pas se rendre compte de l’indécence des salaires. Comment imaginer que le travail d’une semaine d’un joueur, quel que soit son niveau, vaut le travail d’une année de quelqu’un d’autre? C’est assez insupportable de se croire indispensable. A l’époque, les sportifs avaient encore besoin d’assurer leur reconversion à 35 ans. Aujourd’hui, nombre d’entre eux n’ont plus aucun souci à se faire lorsqu’ils prennent leur retraite.
A vous entendre, les salaires ne diminueront pas…

Une baisse éventuelle dépendra de l’intensité de la crise. Mais ceux qui souffrent, aujourd’hui, sont les PME et les indépendants. Les gros sponsors, eux, sont moins touchés. Les trois premiers à l’ATP et les plus gros salaires, dans les équipes, n’auront pas de souci à se faire. En revanche, les clubs de Challenge League ou de Swiss League, qui dépendent du tissu économique local, seront davantage impactés. C’est ce qui me fait penser qu’on risque d’assister à un accroissement de l’écart entre les budgets des uns et des autres.

«Je suis plus inquiet pour les sports mineurs.»

Le modèle économique du sport professionnel pourrait-il changer?

Je n’ai entendu aucun dirigeant évoquer un quelconque changement de modèle. Ils laisseront passer l’orage; ils s’attendent à une année ou deux plus compliquées. Ensuite, ils renégocieront les droits TV à la hausse. Lionel Messi ne verra pas son salaire diminuer. En revanche, le concierge du stade devra faire un effort et revoir ses prétentions à la baisse.

Vous paraissez donc bien plus inquiet pour le sport amateur…

Très largement. Je suis aussi plus inquiet pour les «petits» sports que pour les disciplines majeures. Les judokas ou les escrimeurs auront peut-être moins de compétitions au calendrier. En revanche, les footballeurs et les tennismen disputeront toujours autant de matchs. J’ai peur que là où le sport avait effectué quelques petites avancées, on revienne en arrière. Il y a un peu moins de moyens? Sacrifions la Coupe du monde féminine ou les Jeux paralympiques afin de sauvegarder la Ligue des champions. J’ai un peu honte d’être aussi pessimiste mais je ne vois aucun signe qui pourrait m’inciter à penser le contraire.

Craignez-vous des faillites en Suisse?

Le risque existe pour des clubs de volley ou de basket, notamment, qui doivent sortir quelques salaires, qui emploient des étrangers et qui s’appuient sur des sponsors locaux qui pourraient se retirer ou réduire leur apport. Qui va aider ces sports? Je crains pour ceux qui vivotent, pour les sports qui n’ont pas une grande visibilité médiatique. Les sports d’équipe sont plus exposés parce qu’ils nécessitent un investissement plus important et une structure plus lourde.

«Paradoxalement, ce sont les sports qui s’en sortiront le mieux qui ont démontré le plus grand égoïsme.»

Qui seront les «gagnants» du Covid-19?

Le sport loisir, essentiellement. Celui qui se pratique en famille, sans la pression du résultat. Par exemple, un championnat de Suisse des parcours Vita réunirait bien plus de participants que les années précédentes. Je connais de nombreux adeptes des fitness qui ont réalisé que l’on pouvait aussi pratiquer cette activité en forêt. Est-ce que cette tendance est appelée à durer? J’ai envie de croire que nous nous sommes pris au jeu.

Et les grands perdants?

Les petits clubs et les petites manifestations qui dépendent de la boucherie ou du bistrot du coin, ceux qui s’appuient sur un carnet de fête pour boucler leur budget ou qui doivent gratter quelques milliers de francs pour organiser un tournoi. Pour eux, ça risque d’être plus compliqué. J’ai aussi une pensée pour tous ceux qui s’entraînent comme des dingues et qui ne vivent pas de leur sport.

Cette crise a révélé le manque d’unité entre les clubs, plus particulièrement là où les enjeux financiers étaient importants…

C’est révélateur d’un total égoïsme. En l’occurrence, les clubs se sont comportés comme des entreprises pour qui la priorité est de défendre leurs intérêts. Il n’y a plus de fair-play, ni d’esprit sportif. Ça ne m’a pas surpris et, par conséquent, ça ne m’a pas trop choqué non plus. Les dirigeants ont tenu des discours d’entreprises, lesquelles sont en concurrence les unes avec les autres. Chacun veut défendre ses intérêts, à l’instar de Roland-Garros qui s’est repositionné tout seul dans le calendrier. Paradoxalement, ce sont les sports qui s’en sortiront le mieux, à la fin, qui ont démontré le plus grand égoïsme.

«Le rapport de force entre les ligues et les clubs est biaisé par les moyens financiers.»

La période a aussi révélé la faiblesse des ligues face aux clubs…

Les clubs génèrent trop d’argent, ils sont plus puissants que les ligues. C’est une lutte de pouvoir, à l’image du politique sur l’économie. L’un a réussi à freiner l’autre durant deux mois pour des motifs sanitaires. Mais l’économie a rapidement signifié aux politiques que ça ne pouvait pas durer trop longtemps. En sport, aussi, le pouvoir appartient à celui qui détient l’argent. En l’occurrence, aucune ligue n’a les moyens de quelques grands dirigeants de clubs de foot. Un conseiller fédéral dispose d’un bon salaire. Mais lorsqu’il rencontre un directeur de banque, il est face à quelqu’un qui gagne 20 fois plus que lui. Ce déséquilibre dans les moyens financiers crée des distorsions. L’UEFA peut bien taper du poing sur la table. Derrière, les huit plus grands clubs européens menaceront de monter leur propre ligue…

Que vous inspirent les matchs ou les manifestations à huis clos?

C’est un non-sens parce que le public fait partie intégrante du spectacle, qu’il transcende les joueurs et influence la performance. Partant de là, les matchs ou les manifestations à huis clos ne devraient pas avoir lieu. Là où c’est dommageable, c’est qu’il n’y a plus que l’œil de la caméra pour analyser une performance. Or, il peut être biaisé parce qu’une caméra peut scénariser un match de foot comme une émission de téléréalité. Le huis clos, c’est perdre la réalité du sport. La seule vérité, c’est l’émotion humaine vécue dans un stade. Le reste n’est qu’interprétation.

Les spectateurs sont donc indispensables dans un stade…

A Liverpool, le public fait gagner des matchs à son équipe. Croyez-vous que le FC Sion aurait remporté treize fois la Coupe de Suisse sans le soutien du public? Si les matchs s’étaient déroulés à huis clos, son palmarès ne serait pas le même. Le huis clos, c’est passer du théâtre au cinéma. Au théâtre, tu ne peux pas tricher. Au cinéma, tu fais ce que tu veux.

N’aurait-il pas été plus judicieux d’annuler la saison 2019-2020?

Bien sûr. Il aurait mieux valu repartir sur des bases plus saines après l’été, en se laissant le temps de la réflexion. On n’en a pas profité.

«Il est effrayant de prendre conscience que le sport peut se passer du public.»

Quels événements pourraient se passer du public et se contenter des droits TV?

En foot, les cinq grands championnats. Sinon, les tournois de tennis du Grand Chelem, le ski, le Tour de France, bien sûr. Bref, toutes les manifestations qui ne dépendent pas tant que ça, financièrement, des spectateurs. Il n’y a rien de plus effrayant que de prendre conscience que le sport, économiquement, peut se passer du public.

Les stades seront-ils, à l’avenir, plus, moins ou autant garnis qu’avant la crise?

La réponse à cette question dépendra de la durée du huis clos. Si le public est autorisé à revenir rapidement, on retrouvera les affluences habituelles. En revanche, si le huis clos devient la norme pour ces deux ou trois prochaines années, nous pourrions être surpris. C’est une habitude qui pourrait se perdre. Les clubs doivent craindre qu’on ne soit plus dépendant du sport, qu’on s’en désintoxique.

Justement, notre sondage révèle que le sport ne nous a pas manqué tant que ça, moins que la culture, par exemple…

Je ne suis pas surpris. En début de pandémie, on a imaginé qu’il nous serait très difficile de nous passer de sport. Or, aujourd’hui, je ne connais personne qui ait véritablement mal vécu cette période. Je ne suis même pas sûr que le public s’est rué sur les rediffusions sur les diverses chaînes. Finalement, la désintoxication a été bien plus facile et plus rapide qu’on pouvait le craindre. Après, il y a certainement une différenciation entre pratiquer un sport et le regarder à la télévision. Je vois mal le sportif se passer de son activité physique.

De nombreux lecteurs assurent vouloir augmenter la pratique sportive…

Je crois à cette volonté. Maintenant, quant à savoir si ça va perdurer… En début d’année, nous prenons tous de bonnes résolutions. La crise nous a donné des clés afin d’adopter d’autres habitudes. Elle incitera certains à la réflexion. Mais globalement, la société ne va pas fondamentalement changer. J’espère toutefois que nous limiterons nos déplacements et que nous cesserons de prendre l’avion à la moindre occasion. Qu’on cessera aussi d’envisager disputer des matchs de NBA ou de NHL en Europe. A ce niveau-là, la pandémie aura eu du bon.

SON CV

Né le 16 septembre 1974 à Genève
Origine: Réchy. «J’ai encore une certaine partie de ma famille en Valais.»
Domicile: Fribourg depuis neuf ans
Profession: écrivain, éditeur, chroniqueur et chanteur

Hockey: les matchs de Swiss League, en streaming, seront accessibles pour les abonnés

A partir de la saison 2022-2023, tous les matchs de Swiss League seront retransmis en direct sur une plateforme. L’accès sera libre pour les abonnés, payants pour les autres.