Il parle énergiquement, et frappe souvent du poing sur la table. Peu avant un rendez-vous avec les juristes de la Chancellerie fédérale pour finaliser les derniers détails de son initiative sur la neutralité, l’ancien conseiller fédéral Christoph Blocher répond à nos questions. Figure tutélaire de l’UDC, le vieux lion veut ancrer une neutralité «armée, permanente et intégrale» dans la Constitution, et interdire toutes sanctions contre des pays tiers, à l’exception de celles édictées par les Nations Unies. Ce sera peut-être son dernier combat.

Vous dites que la Suisse est en guerre contre la Russie. Vous exagérez!

Pas du tout! Je l’ai dit dès que le Conseil fédéral a décidé de briser la neutralité suisse. Si nous prenons parti contre un pays en guerre, alors nous sommes nous-même en guerre. La guerre ne se fait pas seulement avec des armes, mais aussi avec des sanctions.

Depuis 200 ans, la Suisse a beaucoup profité de sa neutralité. Elle a traversé deux guerres mondiales tout en restant en paix. Aujourd’hui, tous les autres pays pensent que nous ne sommes plus neutres. Notre gouvernement a commis une grave erreur.

La neutralité stricte n’a jamais existé. Pendant la guerre froide, la Suisse se préparait déjà à une agression russe…

La neutralité ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous préparer à la guerre. Le plus important dans la neutralité, c’est la crédibilité. Et jusqu’à la guerre en Ukraine, nous avons été crédibles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Pour la Russie, la Suisse n’est pas en guerre, mais inamicale…

Et pour cette raison, la Suisse ne pourra pas représenter les intérêts de l’Ukraine en Russie, alors que ce serait typiquement le devoir d’un État neutre, qui ne doit être l’ami ou l’ennemi de personne.

Le Conseil fédéral s’est agenouillé face aux pressions. C’est une bêtise!

Notre neutralité doit être permanente, armée, et intégrale. Aujourd’hui, la Suisse applique les sanctions de l’Union européenne contre la Russie plus sérieusement que des pays membres, comme la France ou l’Italie. En quelques jours seulement, le Conseil fédéral s’est agenouillé face aux pressions. C’est une bêtise!

L’ambassadeur de Russie en Suisse utilise vos paroles pour sa propagande. Ça ne vous pose pas de problème?

Ce que je dis n’est pas juste mon avis, c’est la réalité. Et l’ambassadeur n’a pas besoin de moi pour voir la réalité. Il a aussi des yeux et des oreilles. Même le président des États-Unis a dit que la Suisse avait brisé sa neutralité pour prendre des sanctions.

Êtes-vous pro-russe?

Non, sûrement pas! Ce pays représente tout le contraire de ce à quoi je crois. Il a longtemps été communiste, il est corrompu et il n’est toujours pas démocratique. Moi aussi, je pense que ce que la Russie a fait en attaquant l’Ukraine n’est pas juste. Nous entendons tous un cri du cœur quand nous voyons les horribles images de la guerre. Mais les gouvernements doivent décider avec la tête.

Je ne suis pas avec Vladimir Poutine, je suis pour la paix en Suisse. Pendant la seconde guerre mondiale, si nous n’avions pas été neutres, les Allemands nous auraient envahis. Notre politique ne nous a pas valu la sympathie des autres pays, mais elle nous a évité la guerre.

Rester neutre pour éviter la guerre, ce n’est pas un manque de courage?

Non. Et briser la neutralité, ce n’est pas du courage, mais de la folie. C’est se voir plus fort que nous ne le sommes. Il faut rester modeste. Nous sommes un petit pays. Nous avons assez à faire pour protéger la Suisse.

Nous risquons une nouvelle guerre mondiale.

Vladimir Poutine et la Russie vous font peur?

J’ai peur de tous les autres pays. Les pays n’ont pas d’amis, ils ont des intérêts. La Russie est un cas particulier. C’est un pays blessé. Il a perdu la Guerre froide. Du point de vue des Russes, ils ont perdu des terres avec la fin de l’Union Soviétique. Et je suis convaincu qu’ils veulent les reconquérir. Après la Crimée, puis le Donbass, il y aura peut-être l’Ukraine tout entière, puis peut-être un autre pays, comme la Pologne. La Russie est un danger pour le futur et il faut en être conscient. Nous risquons une nouvelle guerre mondiale.

Le Conseil national souhaite des sanctions autonomes. C’est précisément ce que vous voulez empêcher avec votre initiative?

Le Conseil national a tort et va à l’encontre de la neutralité. Les sanctions sont inutiles. Les Russes trouveront toujours d’autres acheteurs pour leur pétrole et pour leur gaz. Depuis six mois, les prix de l’énergie augmentent et nous manquons de gaz alors que le rouble a pris de la valeur. Les sanctions sont à l’avantage des Russes. Là-bas, le peuple souffre un peu, mais les élites sont plus riches qu’avant la guerre.

La Suisse avait déjà pris des sanctions par le passé…

Elle n’avait encore jamais décidé de s’aligner sur les sanctions de l’Union européenne. Ça c’est nouveau. C’est pour cette raison que Monsieur Cassis a parlé d’une nouvelle neutralité, une neutralité coopérative. Ce n’est pas un accident. Il cherche à changer les principes de notre neutralité.

Il propose une neutralité fondée sur les valeurs. Ça devrait vous parler, non?

Quand il dit ça, il ne parle pas des valeurs de la Suisse, mais des valeurs universelles, comme les droits de l’homme. Les valeurs de la Suisse, ce sont aussi la souveraineté ou la démocratie directe. Et quand c’est l’Union européenne qui décide, la Suisse n’est plus une démocratie directe.

Apparemment, Ignazio Cassis n’est pas assez fort pour aller contre le vent.

Selon un rapport qui a fuité, la neutralité coopérative devrait permettre de travailler plus étroitement avec l’OTAN. Vous avez fait élire Ignazio Cassis au Conseil fédéral et maintenant vous le combattez?

Ignazio Cassis n’est pas seul au Conseil fédéral et apparemment il n’est pas assez fort pour aller contre le vent. L’OTAN, c’est surtout les Etats-Unis, et c’est une organisation militaire qui fait la guerre contre des Etats. Je ne vois pas de bonne raison de nous en rapprocher.

Pour le chef de l’armée Thomas Süssli, la Suisse ne pourrait pas tenir pendant plus de quatre semaines sans l’OTAN…

Il espère que quelqu’un d’autre fera le travail à sa place, mais c’est une illusion. Personne ne viendra nous aider, et surtout pas les Etats-Unis. La neutralité armée reste notre meilleure stratégie de défense. La Seconde Guerre mondiale l’a démontré. Malheureusement, nos politiciens ont perdu la tête après la chute du mur de Berlin. Ils étaient convaincus qu’il n’y aurait plus de guerre, et ils ont affaibli notre armée.

Le département de la Défense a surtout été dirigé par des membres de votre parti!

C’est vrai. Ils se sont montrés collégiaux et c’était une erreur. Je le regrette. C’est le prix à payer quand on accepte de participer au gouvernement en Suisse. Ueli Maurer a voulu corriger la situation, mais le parlement l’en a empêché.

Est-ce que vous n’utilisez pas une question identitaire pour réveiller votre électorat avant les prochaines élections fédérales?

Le but, c’est plutôt d’empêcher les politiciens de nous entraîner dans une guerre.

Selon Micheline Calmy-Rey, qui siégeait au Conseil fédéral avec vous, votre initiative correspond à un «business model»...

Madame Calmy-Rey n’a pas complètement tort. La neutralité est aussi un modèle d’affaires. Au contraire des grandes puissances, la Suisse a toujours eu besoin de commercer avec les autres pays. Nous sommes pauvres et nous n’avons pas de ressources naturelles. Alors nous ne devons priver nos entreprises d’aucun marché.

Donc, le but c’est que la Suisse fasse des affaires avec tout le monde, y compris avec un pays qui a violé le droit international?

Oui, plus ou moins. Je peux choisir d’arrêter de faire des affaires dans un pays, par exemple parce qu’il est trop corrompu. Mais c’est ma décision personnelle, pas celle de la Confédération. Le commerce, ce n’est pas des relations entre des Etats, mais entre des personnes, même si elles ont des valeurs différentes. Ce n’est ni bien, ni mal. C’est une question de liberté individuelle.

Est-ce que vous ne luttez pas pour les intérêts de votre famille, qui fait des affaires en Russie ou en Chine?

Mes affaires appartiennent désormais à mes enfants. Nous n’avons jamais beaucoup travaillé en Russie mais c’est vrai que nous avons fait beaucoup de choses en Chine. C’est un client très intéressant parce que c’est le plus grand producteur d’automobiles au monde. J’aime mieux travailler avec les Chinois qu’avec les Américains. Ils sont travailleurs et économes, comme les Suisses. Et contrairement aux Russes, ils favorisent les initiatives individuelles. Mais je ne lutte pas pour les intérêts de ma famille. Je me bats pour le succès économique de la Suisse en général.

Vous vous battrez seul contre tous les autres partis. Vous aimez bien ça, non?

Non, mais ce n’est pas la première fois. J’ai commencé tout seul quand j’ai empêché la Suisse d’entrer dans l’Espace économique européen. Malgré les cris de désespoir que j’ai entendus ce jour-là, peu de gens regrettent ce vote trente ans plus tard. Aujourd’hui, je ne dis pas que nous allons gagner, mais je crois qu’une victoire est possible. Et si nous perdons, notre neutralité restera celle d’aujourd’hui,

Je n’aurais jamais trouvé quelqu’un d’autre pour lancer cette initiative à ma place. Ce n’est pas le genre de combat qui peut aider à faire une carrière politique. Il me vaudra des nouveaux ennemis, mais je n’ai plus besoin de penser à ma carrière.

La neutralité, ce sera votre dernier combat?

Le débat sur la neutralité ne fait que commencer et il durera. J’aurai bientôt 82 ans et j’en aurai bien 86 quand nous voterons sur cette initiative. Je peux déjà vous dire que je ne ferai pas partie du comité parce que je ne sais pas si je serai encore capable de mener une campagne dans quatre ans.

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