Le noir s’est fait au petit matin du 24 février, avec le lancement par Vladimir Poutine de l’«opération spéciale» en Ukraine – selon la terminologie désormais imposée par le Kremlin. Les dernières sources d’information distanciées du discours officiel – la chaîne télévisée Dojd («Pluie», en russe) et l’emblématique radio Echo de Moscou – ont été fermées.

Restent peut-être le journal «Novaïa Gazeta», sur la corde raide, en dépit de la notoriété de son rédacteur en chef, le Prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov, et le site d’information web Mediazona. L’accès de ce dernier a néanmoins été restreint ces derniers jours après qu’il a publié des informations sur l’Ukraine «ne correspondant pas aux sources officielles».

Vendredi, trois amendements au Code pénal ont introduit des peines allant jusqu’à quinze ans de prison pour quiconque diffuserait des «informations mensongères» sur les forces armées. Une initiative justifiée par la «guerre informationnelle» faite à la Russie, selon la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova. Dans les faits, c’est la menace d’une vitrification potentielle du champ médiatique et des derniers irréductibles.

Comment font dès lors les Russes soucieux de s’informer? La quête s’avère de plus en plus ardue et elle passe immanquablement par Telegram. Déjà en pointe ces dernières années, ce réseau social permettant d’échanger textes et vidéos est devenu incontournable pour accéder à l’information – textes et images – non préformatée.

Les dernières sources indépendantes ont basculé sur cette plateforme ces jours derniers. Figure du paysage médiatique «libéral» depuis trente ans, le rédacteur en chef d’Echo de Moscou, Alexeï Vennediktov, a ainsi créé un compte Telegram – aavst2022 – sitôt la fermeture de sa radio.

C’est par vous-mêmes, surtout aujourd’hui, que l’information doit être obtenue.

Ilya Varlamov, blogueur russe très populaire

C’est aussi sur Telegram que les Russes consultent les médias classés «agents de l’étranger», comme le site d’information Meduza.

Mais «on ne peut plus se contenter d’un site d’information ou d’un journal, il faut lire plusieurs sources et les analyser», estimait hier une Moscovite d’une quarantaine d’années. C’est que la galaxie Telegram est elle-même investie par divers acteurs, plus ou moins explicitement liés au pouvoir et au champ de la doxa officielle.

Ilya Varlamov, un blogueur très populaire, en appelle à une «révolution du discernement» chez les Russes. «Ne pleurez pas parce que tous les médias relativement indépendants du pouvoir ont cessé de travailler. Pleurez seulement si vous n’avez pas encore appris à obtenir et à analyser des informations provenant de diverses sources», écrit Varlamov sur son compte Telegram. Et de conclure: «C’est par vous-mêmes, surtout aujourd’hui, que l’information doit être obtenue.»

La tâche n’a rien d’aisé face au rouleau compresseur des chaînes fédérales, regardées par une majorité de Russes, qui martèle les «éléments de langage» officiels sur l’Ukraine depuis dix jours: l’objectif «de démilitarisation et de dénazification» d’un pays sans légitimé historique, instrumentalisé par les Américains et surtout victime de sa propre population à qui l’on a indûment distribué des armes… Les images et les mots diffusés font écho, à dessein, à la «grande guerre patriotique» (1941-1945), référent mémoriel extrêmement puissant dans l’imaginaire des Russes, surtout chez les générations plus âgées.

Récemment, la «guerre informationnelle» s’est déplacée sur le terrain des «fake news». Côté pouvoir, il s’agit de répondre à l’offensive des réseaux sociaux qui tentent d’éclairer les événements des derniers jours que les autorités s’efforcent de masquer. Il faut ramener dans le camp «officiel» nombre d’internautes déstabilisés par le choc que constitue cette actualité.

La chaîne télévisée Pervy Kanal, fidèle porte-voix du Kremlin, massivement regardée en Russie, a ainsi annoncé le lancement d’un talk-show intitulé «Anti-fake». «Cette émission sera entièrement consacrée à expliquer qui fabrique les “fake news”, comment savoir les détecter et obtenir une information objective», a expliqué Pervy Kanal.

Les autorités viennent aussi de créer des plateformes multilingues pour lutter contre les soi-disant «fakes» des médias occidentaux. Le site waronfakes.com affirme ainsi vouloir «vérifier le flux massif d’informations sur les événements en Ukraine et dans le Donbass et révéler les “fakes” les plus odieux».

Selon ce site, nombre d’images publiées ces jours derniers auraient été prises en 2014 en Ukraine, voire en Syrie s’agissant d’enfants victimes de bombardements. Les enquêtes fiables manquent à ce stade pour évaluer la crédibilité dont bénéficient les médias officiels depuis dix jours aux yeux du grand public.

Deux premiers sondages, à prendre avec précaution, ont montré la semaine dernière qu’environ 70% des Russes approuvaient l’«opération spéciale» en Ukraine. Des chiffres dont on verra s’ils évoluent au fur et à mesure que se dévoilera la réalité des événements, ce qui apparaît inévitable à l’ère numérique, même contrainte.

Alain Barluet

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