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Ana Keim: «l’art nous fait nous transcender»

Dans sa maison en bois à Branson, entourée de grands arbres, Ana Keim mélange sa vie et son art. Comme dans ses tableaux.

28 juin 2020, 20:05
Ana Keim dans son atelier à Branson.

Aux premiers rayons d’un printemps naissant, devant un café serré Ana Keim raconte, volubile, sa passion pour l’art. Il a fallu pourtant presque insister. Comme si, celle qui «n’aime pas les vernissages» voulait conserver cette part d’intimité; peut-être parce que sa maison accueille son atelier, ou plutôt que son atelier déborde sa maison, et n’entre pas qui veut.

Peut-être parce que ses toiles transfigurent les épisodes de sa vie. Peintre, dessinatrice, illustratrice…, l’Argentine maîtrise bon nombre de techniques, certaines lui étant (très) personnelles.

Chez elle, l’art est partout, dans une lampe chat, dans des flacons de verre récupérés pour une décoration et dans les nombreux tableaux contre les murs ou répertoriés à l’étage. On se demande alors pourquoi ceux-ci ne sont pas plus souvent exposés…

Le processus créatif est très personnel. Comment l’inspiration s’invite-t-elle?

Quand quelque chose m’arrive, bonne ou mauvaise, j’ai l’impression que cette image entre en moi, comme si j’étais une passoire. A travers elle, les choses vont sortir d’une autre façon, transformées. Le filtre c’est ma vision du monde, c’est aussi tout ce que j’ai appris aux Arts visuels. Les formes, les lignes, la couleur, la composition, le rythme. Pour moi c’est très difficile de séparer l’artiste de la vie. Je peux dessiner «jusqu’à pas d’heure», sans me rendre compte de la vie réelle. Cette bulle artistique a entouré ma vie.

«Happy hémorragie» ou l’histoire d’un couple fusionnel dont l’amour est représenté, justement, par une hémorragie de sentiments. DR

Il a été difficile de choisir un tableau parmi votre production. Pourquoi votre choix s’est arrêté sur «Happy hémorragie»?

 C’est l’histoire du couple, fusionnel. Un corps avec deux têtes. Il y a un amour trop fort qui fait que l’on s’est détruit. Le sang coule alors des deux personnes, mais ce n’est pas de l’autodestruction, d’où son nom «Happy hémorragie». Nous sommes tous les deux très vivants, au point de ne plus laisser de l’espace pour l’autre. Par passion. Le sang est donc une représentation d’une hémorragie de sentiments, non pas une blessure. Cette hémorragie, c’est tout ce que je ressens à l’intérieur, de l’amour tellement fort que cela pousse à la haine. Les personnes autour représentent la société avec son sourire carnassier.

 

J’ai toujours travaillé des séries parce qu’en peinture je suis très bavarde. Ce sont les mêmes couleurs, les mêmes éléments. J’aime recomposer autrement, comme des bouquets de fleurs que l’on recompose au fur et à mesure.»
Ana Keim

 

J’y voyais plutôt la mort…

Vous la voyez, mais je ne peins pas la mort. Ça ne m’intéresse pas de faire des visages normaux. Chez moi, les parties fonctionnelles, yeux, bouches, nez, sont importantes, donc elles sont très grandes. Les cheveux? Je vais plutôt dessiner un casque. Vous voyez la mort, mais moi pas. En tout cas pas comme quelque chose de triste. La mort ne fait pas peur, mais la souffrance oui. Et le sentiment est plutôt la tristesse. Je ne sais pas faire quelqu’un de souriant. Par contre, autour, les souliers c’est le côté humoristique, anecdotique. C’est un tableau heureux… Il a fini par être heureux.

Les techniques utilisées?

Très simple, des Neocolors. Une partie cousue de découpe de revue de top models, toutes mignonnes sur lesquelles je peins. Je prends ma machine à coudre et je dessine les contours. C’était la technique de ma maman qui était très bonne couturière. En Amérique du Sud on est très créatif par manque d’argent, on doit souvent réparer. Je répare tout. A la main, sur ces coutures, je passe quelques points pour les coller… je continue à travailler aux Neocolors. J’aime bien les utiliser car c’est un matériau très simple, mais le faire sous forme opaque, comme incrustée dans la feuille, je les râpe, avec de la térébenthine, de l’huile de lin et je passe sur la feuille avec des gros pinceaux.

Couleur, humour, le monde de l’enfance est important pour vous…

Depuis toujours je joue. Quand je travaille je m’amuse. Même adulte, je joue. En peinture. Je suis une enfant qui a juste quelques années de plus. En jouant, vous ne vous posez pas les questions de savoir si c’est exposable ou vendable. Je joue et les tableaux viennent ainsi. On s’abandonne et on retrouve les qualités nécessaires à la création: spontanéité, improvisation, ingéniosité, éloquence, inventivité et enthousiasme. Parfois, la rencontre avec un matériau sert de déclencheur. Explorer ses qualités, ses capacités et ses limites devient l’enjeu artistique, mais plus qu’une peintre je suis une dessinatrice et une illustratrice.

 

Profil
1964 Naissance, à Buenos Aires
1978-1982 Ecole de commerce, Juana del Pino de Rivadavia
1981 «Une dame m’a fait changer mon parcours en m’emmenant à l’école de Santa Fé. Je suis tombée amoureuse de l’école. Tant mieux, j’aurais pu être comptable.»
1982-1985 Ecole des Beaux-Arts de Santa Fé
1985 Arrivée en Europe. 1986 Rencontre avec Guliana Usai, «quand je voyais sa créativité j’avais envie de créer aussi».

 

Lieriez-vous la création à une forme de méditation?

Je suis hors du temps. Méditation, je ne sais pas. Cela m’arrive de travailler jusqu’à 4 à 5 heures du matin. En peinture, je travaille sans m’arrêter, comme lorsqu’on conduit et que mille pensées vous traversent et que vous vous dites: «Oups j’aurais pu avoir un accident.» En peinture, c’est ce qui m’arrive. J’y vais jusqu’à un moment comme si je me réveillais en me disant: «C’est moi qui ai fait ça?», et on commence à voir le tableau. C’est l’inconscient qui parle. Lignes, formes, couleurs sont au service du message personnel et laissent apparaître l’image de son auteur, sa façon d’être, de vivre et de ressentir les choses.

Il y a de la spiritualité dans vos tableaux?

Je ne vois pas le lien. Je passe mon temps à travailler dans l’action. L’universalité peut-être… J’ai eu beaucoup de chance d’avoir vécu dans un pays catholique. J’ai accompagné des enfants dans le catéchisme. De cette religiosité, j’ai pris de la distance. Qu’est-ce qu’il y a ailleurs? Cela ne me questionne pas beaucoup, parce que j’aime ce qu’il y a déjà ici, ce que je peux ressentir. Je suis connectée à quelque chose de plus grand, de sensible...

Vos tableaux véhiculent-t-ils un message?

L’artiste peut être engagé, mais ce n’est pas une obligation. J’ai une opinion, mais sont-elles assez élevées pour les donner en discours. Je ne crois pas être calée en féminisme ou politique, mon domaine c’est le dessin. Ce que je peux dire aux gens qui aiment dessiner c’est «poursuivez ce qui vous nourrit». L’art nous fait nous transcender.

Cet article peut être lu dans notre magazine «Culture», à paraître dans l’édition de demain 29 juin 2020.

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