Partout dans le monde, la sortie progressive de la crise Covid-19 s’accompagne d’une tentation technologique. En Europe, cette tentation prend la forme d’une application de suivi des contacts. L’Etat sera-t-il tenté par une surveillance accrue du comportement des citoyens? Laissera-t-il des entreprises privées entrer dans la danse? L’enjeu est majeur car il combine des informations très personnelles avec des objectifs de santé publique. Et dans ce domaine, la tentation technologique peut vite transformer l’Etat en machine paternaliste et bienveillante, trop soucieux de la bonne santé de ses citoyens. Pour parer à ce danger, nous avons pris la bonne habitude d’évaluer les conditions d’utilisation de ces outils technologiques (le «comment»). L’utilisation volontaire de la technologie est-elle garantie? La protection des données est-elle assurée? Le code est-il accessible? Autant de garde-fous essentiels pour rendre une technologie acceptable et compatible avec le respect de la vie privée et, plus largement, avec l’Etat de droit.
Si nous avons gagné en compétence sur cette question du «comment», celle-ci a tendance à presque nous aveugler. Nous avons un sentiment de fausse sécurité bien identifié par la philosophe Tamar Sharon: «si Google et Apple respectent notre vie privée, y’a-t-il encore une objection?» Assurément. Il nous reste à poser la question du «pourquoi» et du «par qui».
La question du «pourquoi» est cruciale pour parer à la tentation technologique. Afin de s’assurer que cette technologie répond à un besoin spécifique, nous ne pouvons pas nous contenter de réponses trop générales du type «pour améliorer la situation» ou «pour faciliter le retour à la normale». Nous sommes encore trop souvent aveuglés par une promesse aussi diffuse qu’insaisissable que la technologie doit bien, d’une manière ou d’une autre, être la solution.
Cette attitude «solutionniste» imprègne notre manière de débattre des technologies. Cette attitude est renforcée dans un contexte de crise sanitaire où certains experts ont plus de légitimité d’imposer leur analyse (par ex. les épidémiologistes). Mais les élu-es doivent demander des comptes et exiger des réponses claires. Quel objectif concret nous permet d’atteindre un outil technologique? Quel est son avantage en comparaison de méthodes moins spectaculaires, mais peut-être tout aussi efficaces?
La question du «par qui» nous permet d’interroger qui conçoit, développe, met en œuvre un outil technologique. A travers cette question, il s’agit de mettre en lumière les rapports de force et la dépendance à certains acteurs technologiques. L’Etat, et en son sein les instances sanitaires, les hautes écoles, mais également des privés de type Google et Apple sont les acteurs clefs de l’outil de suivi des contacts. Comment leur position de pouvoir vis-à-vis des citoyens va-t-elle évoluer? Pourrons-nous revenir au statu quo d’avant la crise, pas seulement en terme de protection de la vie privée, mais également en terme de dépendance sanitaire, économique, technologie et même politique? Cette crise sanitaire et sa tentation technologique doivent nous apprendre à ne rien relâcher sur les garanties du «comment», mais, en plus, à devenir bien plus exigeants sur le «pourquoi» et le «par qui».
Johan Rochel, Dr. en droit et éthicien, monthey/zurich