Votre publicité ici avec IMPACT_medias

Coronavirus: "histoire de masques...". Par Anne-Catherine Sutermeister

Une douzaine de personnalités issues de générations, de milieux socio-professionnels différents livrent pour "Le Nouvelliste" leurs pensées sur l’impact social de l’expérience collective que nous vivons, et sur le temps d’après, quand la vie reprendra, sans doute différemment d’avant.

22 mai 2020, 20:01
Anne-Catherine Sutermeister, consultante en politiques culturelles.

Quelques semaines après avoir pris la décision de démissionner de ce poste confortable pour aller vadrouiller quelques mois de par le vaste monde, on me proposa d’assurer le commissariat d’une exposition consacrée aux masques de Werner Strub, ce créateur si singulier. Oui… les masques du mythique spectacle de «L’oiseau vert» de Benno Besson, d’après Gozzi, créé dans les années 80 à la Comédie de Genève, c’est lui… Décidément, ma nouvelle vie s’annonçait bien et je quittais l’Europe le cœur léger. 

Les masques ont accompagné mon voyage en filigrane. En Asie, j’ai éprouvé la puissance d’expression des masques balinais, la gestuelle complexe accompagnant les danses kathakali, et acheté mon premier masque à Jakarta. Je ne crois pas être une personne chipoteuse, mais là il fallait agir: chaleur, humidité et pollution ont eu raison de mon flegme de bourlingueuse. N95 ou 99? Je découvrais les gammes, le design et les niveaux de protection des masques, exactement comme j’avais commencé à discerner les matières, les formes et les significations complexes des masques théâtraux asiatiques. Qu’il soit accessoire, symbole ou métaphore, le masque nous fascine car il révèle autant qu’il dissimule et protège; il trouble les relations entre fiction et réalité. «C’est-à-dire que le masque permet d’être un autre. De le représenter du moins, de se «multiplier», d’être en fait tous ces différents personnages qu’on pose virtuellement en soi et qu’on n’arrive pas toujours à exprimer dans la vie courante…» dit Werner Strub dans l’un de ses textes. 

 

Qu’il soit accessoire, symbole ou métaphore, le masque nous fascine car il révèle autant qu’il dissimule et protège.
Anne-Catherine Sutermeister, consultante en politiques culturelles

 

Une année plus tard, de retour en Suisse, je décidai d’approcher l’œuvre de Strub à travers le prisme de différents points de vue, et de donner notamment la parole aux «porteurs» et «porteuses» de masques, d’entendre leurs propos sur la manière dont le masque modifiait leur pratique artistique et leurs gestes. «Pour moi, dit un comédien, le masque s’est toujours révélé libérateur. Comme si j’étais protégé et, dans le même temps, plus libre pour jouer un Autre», où encore: «Lorsque Werner m’a posé le masque que je représentais, j’ai pleuré. Je n’avais plus à m’occuper de moi, libéré, j’étais le texte, enfin, léger et précis.»  

Le masque modifie la pratique des comédiens peu habitués à son usage en Europe. Il modifie le comportement du corps, le regard, la présence du comédien sur scène qui, privé de l’expressivité faciale, est amené à puiser dans d’autres moyens d’expression. Aujourd’hui, le théâtre me permet de porter une attention renouvelée à ces gestes inédits qui sont en train de naître autour de nous, préambules tâtonnants d’une nouvelle grammaire corporelle. Explorer comment le port du masque sur nous… Comment va-t-il changer nos attitudes et notre manière de nous comporter comme êtres sociaux? Quels nouveaux gestes allons-nous faire lorsque nous dissimulons notre bouche et notre menton? Allons-nous aussi être soulagés, comme ce comédien, de laisser notre visage se reposer sous le masque? Allons-nous expérimenter les vertiges de l’être et du paraître? Vilèm Flüsser, le philosophe, pointe l’importance des gestes pour comprendre le monde: «La comparaison entre le geste d’écrire et de filmer montrerait le changement dans la manière que nous avons de décrire le monde.» Quelles nouvelles manières d’être ensemble nous réservera le port du masque? 

Anne-Catherine Sutermeister, consultante en politiques culturelles, Vaux.

Plus d’infos:

Exposition Théâtres et Masques, Fondation Martin Bodmer, Cologny (GE), dès le 16 octobre 2020, https://fondationbodmer.ch 

Votre publicité ici avec IMPACT_medias