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Sexe, pouvoir et déni

En lice pour le Goncourt et le Femina, «Les choses humaines» de Karine Tuil est une réflexion passionnante sur la question du viol, du passage à l’acte et du consentement. Un roman subtil sur la mécanique de la domination.

07 oct. 2019, 18:30
Karine Tuil.

Claire et Jean ont lutté pour asseoir une position dominante d’intellectuels français médiatisés. Mais tout est fragile en ce bas monde, et si une passion amoureuse de Claire, l’âge de Jean et ses relations extraconjugales les menacent, le vrai danger vient du fils qu’ils ont négligé, soudain accusé de viol. Avec «Les choses humaines», Karine Tuil s’interroge sur les circonstances qui mènent au passage à l’acte, à travers la loupe des rapports sociaux, et tient en haleine.


Pourquoi ce livre?

A l’origine de ce livre, il y a un fait divers, l’affaire dite «de Stanford». J’en ai pris connaissance en juin 2016. Un étudiant de l’Université de Stanford, brillant, sportif émérite, était accusé d’avoir agressé sexuellement une jeune femme sur le campus à l’issue d’une soirée. Le juge avait prononcé une peine de six mois, dont trois mois de prison ferme, et ce verdict avait entraîné une vague d’indignation, d’autant plus que la victime s’était exprimée sur un blog où elle parlait de son vécu et de sa souffrance.


Avez-vous fait des recherches?

J’ai rencontré deux avocats pénalistes qui m’ont beaucoup aidée et j’ai assisté à plusieurs procès pour viols aux Assises de Paris. En parallèle, j’écrivais mon roman. Puis Me Too est arrivé et j’ai décidé d’intégrer la révolution qu’a constitué ce mouvement. L’un de mes personnages, Claire Farel, la mère de l’accusé, est une essayiste, connue pour ses engagements féministes. Elle est soumise à un conflit moral: doit-elle soutenir son fils? Se placer du côté de la victime? Remettre en question tout ce qu’elle a construit? 


Aviez-vous une intention dès le début, ou s’est-elle précisée en écrivant?

Mon intention était de raconter cette histoire du point de vue de l’accusé et de sa famille. C’est la question du mal qui m’intéresse, du passage à l’acte. Pourquoi un être, tout à coup, bascule du mauvais côté? Je me suis rendu compte qu’il y avait deux phénomènes: le déni, c’est-à-dire que l’accusé ne veut pas accepter ce qui s’est passé, et la sidération, chez la victime, qui est incapable de se protéger et de se défendre à cause de la violence et de la peur.  


«Les choses humaines» montre que le passage à l’acte ne tient pas à grand-chose.

Dans le cas d’Alexandre, il participe à un bizutage qu’il n’a pas envie de faire, il y est poussé par ses amis. Il boit de l’alcool et il prend de la drogue. A cette soirée, la jeune fille ne connaît ni les gens ni les lieux; elle vient d’un milieu simple, lui, privilégié: il se trouve dans un état de domination. Le type de viol que je décris dans le roman est celui du jeune homme qui décide de passer en force; il le fait parce que c’est possible. La jeune fille est fragilisée parce qu’elle n’est pas dans son élément et tétanisée par la peur. Elle dit qu’elle a été violée et lui dit qu’elle était consentante. Il n’y a pas de témoin, c’est parole contre parole. 


Vous ne décrivez pas les faits dans ce roman. C’est au lecteur de juger.

C’est intéressant que vous disiez cela. Le lecteur est en position de juré. Ses convictions sont à tout moment remises en question. Mais, dans mon esprit, les choses sont claires à l’énoncé du verdict. La position de juré est très difficile. Quand il n’y a pas de témoin, c’est vraiment parole contre parole. En plus le procès de l’accusé se termine sur le plaidoyer de la défense, ce qui joue en sa faveur.


Diriez-vous qu’un violeur est victime de ses pulsions?

Je ne dirais pas cela. Je dirais qu’un viol est une histoire de prédation et de domination. L’homme prend le pouvoir et la femme est en situation de vulnérabilité. Souvent, dans ces cas de passage en force, les acteurs ne possèdent pas les mêmes codes. Dans mon roman, la jeune fille vient d’une famille juive orthodoxe et elle n’a pas du tout le même rapport à la sexualité qu’Alexandre et sa famille, qui ont une sexualité très libre. Il est sûr de lui et ce soir-là, il a bu, pris des drogues, il est désinhibé; elle est fragile, apeurée… Et c’est le drame… 


Dans «Les choses humaines», vous montrez qu’il y a des rapports de domination dans la société.

Dans tous mes romans, j’aborde la question de la place sociale et je montre ce que mes personnages sont prêts à mettre en œuvre pour la conquérir. Il y a une fracture entre deux classes sociales dans cette histoire. Alexandre juge la jeune fille moins intelligente que lui. Elle n’a pas les codes, pas son instruction, pas les bonnes références. Il exprime une forme de mépris social. Comme l’explique l’avocate de la jeune fille, il se dit que s’il lui fait du mal, ce n’est pas bien grave. Le père, lui-même, lâchera cette phrase terrible: «On ne va pas détruire la vie de mon fils pour vingt minutes d’action.» Dans l’affaire de Stanford, le père de l’accusé avait prononcé une phrase similaire. C’est la violence de cette phrase qui m’a donné l’impulsion d’écrire ce livre.

 


Les choses humaines
Karine Tuil, Ed. Gallimard, 352 p.

 

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