«Ici, tu ne verras pas de touristes…» Jean Lambert-wild nous guide à travers d’improbables ruelles du cœur de Séoul. Deux personnes y croisent à peine, entre les cuisines en plein air des gargotes, emplies d’odeurs de poisson frit, de riz, de soupe. Le directeur du Théâtre de l’Union, à Limoges, a le pas sûr de ceux qui connaissent le coin. Et pour cause: deux mois qu’il vit là, dans cette mégapole de 25 millions d’habitants qui est la troisième plus peuplée de la planète. Deux mois pour monter avec Lorenzo Malaguerra, directeur du Théâtre du Crochetan, à Monthey, ce «Roberto Zucco» de Bernard-Marie Koltès (lire critique ci-dessous / ci-contre). Deux mois qu’ils répètent, à raison de cinq heures par jour. «Ce n’est pas beaucoup, mais quand les acteurs y mettent un tel engagement, c’est suffisant.» Les acteurs? Ceux de la Compagnie du Théâtre national de Corée (NTCK).
Trois semaines, en ouverture de saison
Et Lorenzo Malaguerra, où est-il en ce vendredi 23 septembre, à quelques heures de la première? En vadrouille dans la capitale coréenne, à la recherche de petits cadeaux pour l’équipe de création du spectacle. Cela se passe au Myeongdong Theater, 386 places, l’un des trois théâtres du NTCK. Le spectacle sera jusqu’au 16 octobre – la première semaine affiche quasi complet – au programme de cette salle située sur l’une des principales artères commerçantes de Séoul. Jean Lambert-wild nous y emmène. C’est son Théâtre de l’Union, qu’il dirige depuis une année et demie, qui produit ce spectacle, dans le cadre des 130 ans de relations diplomatiques entre la France et la Corée.
Le témoin transmis aux comédiens
Il est 17 heures. On longe la façade, couverte d’une gigantesque affiche du spectacle. On entre par l’entrée des artistes, traverse les loges, encore inoccupées, et pénètre sur la scène. A deux heures et demie du spectacle, une seule âme parcourt le plateau, celle de Baek Seok-gwang, alias Zucco. Le comédien, appelé à jouer «tant la tendresse que la plus extrême violence», selon les carnets tenus par les metteurs en scène durant leur aventure coréenne, effectue d’étranges chorégraphies. Il s’interrompt à notre vue. Echanges de salutations, grands sourires.
On laisse le comédien soigner sa mise en condition et on rejoint les loges, d’où monte la voix de Lorenzo Malaguerra. Il offre son cadeau de première à Kim Jung-eun, interprète de la mère de Zucco. Un livre sur le théâtre, en coréen. Le directeur du Crochetan apparaît fatigué mais heureux. Tendu? «Non, sourit-il. Le travail a été fait. Ce soir, c’est l’aboutissement d’une magnifique aventure. C’est maintenant aux comédiens de faire vivre ce spectacle.»
La violence de Zucco, et la nôtre
Après les dernières vérifications, le duo de metteurs en scène s’accorde un moment de détente à deux pas du théâtre. Le temps d’une bière, on aborde la pièce, sa résonance. «En Europe, cette pièce aurait une actualité bizarre, souligne Lorenzo Malaguerra. Cela parle d’un gars qui en tue d’autres. Pas un produit de la société, mais un fou, qui a la volonté de la détruire. A la lumière des événements de ces derniers mois, l’image du djihadiste surgit, forcément.»
Le lendemain, lors d’une rencontre avec le public, Jean Lambert-wild évoquera également cette violence, «constitutive de ce que nous sommes. Cela fait parfois de nous des êtres totalement monstrueux ou totalement amoureux. Mais il y a des limites que nous ne franchissons jamais, et ces limites sont celles du vivre-ensemble.» Pour le directeur du Théâtre de l’Union – ça ne s’invente pas –, ces limites sont justement «ce qui nous différencie de Robert Zucco, qui lui n’a plus rien d’humain.»
En coréen, au plus près de Koltès
Cette violence – sur scène, Zucco tue notamment un enfant – a imposé l’instauration d’une limite d’âge à 18 ans pour le public coréen. Il est nombreux – en ce vendredi soir, à 30 minutes du début de la représentation. Et, seconde constatation, il est jeune – la moyenne d’âge tourne autour des 35 ans, soit nettement en dessous de celle observée dans les théâtres suisses. «Il y a une forte tradition du théâtre coréen, notait Jean Lambert-wild plus tôt dans la journée. Les Coréens sont fiers de leur identité et de leur langue.»
Une langue mise à l’honneur sur ce «Roberto Zucco». Présence d’officiels francophones oblige, la première représentation sera sous-titrée en français. Mais les comédiens s’expriment dans leur langue. Et dans une nouvelle traduction. «Il en existe de nombreuses versions, mais elles sont soit tronquées, soit pas très justes, justifie Lorenzo Malaguerra en passant un veston. Nous voulions une traduction qui soit la plus fidèle possible à Koltès, à sa langue tour à tour littéraire, poétique, et terre à terre.»
Le coréen n’a pas déstabilisé les quelques francophones présents pour cette première. Municipal montheysan chargé de la culture, Fabien Girard avait déjà assisté à une répétition, la veille. «C’est surprenant, mais si on est imprégné du texte, c’est passionnant, note-t-il au moment de rejoindre sa place. On se repère assez vite dans les intentions transmises par les comédiens.»
Enthousiasme dans la salle, émotion dans les loges
Même enthousiasme, au terme de la représentation, pour le nouvel ambassadeur de Suisse en Corée, Linus von Castelmur. «C’est très expressif, le parti pris de la mise en scène est très fort. Et le public est très enthousiaste, c’est assez impressionnant.» Jean Lambert-wild nous avait effectivement confié, dans l’après-midi, que les applaudissements, en Corée, étaient généralement plutôt «réservés».
Ce soir, ils furent nourris, et Anthony Chaumuzeau, conseiller de coopération et d’action culturelle auprès de l’ambassade de France en Corée, fait lui aussi partie des séduits. «C’était une superbe soirée», sourit-il lors de la réception organisée sur la terrasse du Myeongdong Theater. «Cette collaboration entre deux metteurs en scène français et suisse et ces comédiens coréens de grande qualité aura été très belle.»
Ce ne sont pas Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra qui auront dit le contraire, au terme de la représentation du samedi, entre une séance photo et des dédicaces de programmes de soirée. A quelques heures de leur retour dans leurs théâtres respectifs, les deux hommes parleront peu. Mais les gestes, les embrassades, l’affection reçue par les acteurs et rendue, parlent pour tous. Au point que Baek Seok-gwang, dans son blouson à la Bruce Lee de Roberto Zucco, nous avouera: «Ce qui est étonnant, c’est que la langue n’est pas très importante. Des différences de langue, pendant ces deux mois, il n’y en a pas eu.»