courrier des lecteurs

Saccage sur l'alpe

20 juil. 2021

Comment appeler cette chose? Le Woodstock des tronçonneuses? La valse des bétonnières? La symphonie des niveleuses? Avec, en coulisses, les Picasso des bureaux d’ingénieurs en pleine effervescence créatrice. 

L’endroit est (était) beau, pittoresque, tranquille, apaisant. L’endroit, vu de l’autre côté de la vallée, vu de Chandolin, est (était) une perle, une oasis de nuances de vert faite de pentes douces, de duvets de mélèzes et d’arolles centenaires. Des vachers, des fromagers, des artisans, des randonneurs, des campeurs et des poètes s’efforcent (s’efforçaient) de lui donner une vie en dehors d’un tourbillon mercantile que l’on a cru un instant freiné par la pandémie, le tourisme doux, le murmure écologique; un tourbillon qui semble reprendre du poil de la bête. Ou peut-être – suis-je naïf à ce point? – qu’il ne s’est jamais arrêté? Qu’il cherchait toujours et en tout lieu la proie sur laquelle fondre le moment venu? 

La proie, cette fois, c’est l’alpage de Tracuit, la colonie de Tracuit, au-dessus de Vercorin, en dessous des Crêts-du-Midi. Si discret, si timide, si peu m’as-tu-vu. Un endroit merveilleux livré aux engins de chantier, un trésor de souvenirs pour des générations d’enfants désormais scellé dans de massifs coffrages en béton, un immense ballon d’oxygène pour des milliers de randonneurs de tous âges dorénavant contraints à l’apnée, un puits sans fond de sensations et d’émotions, comblé pour toujours. L’abattage en règle, les coupes claires et les terrassements titanesques sont en train de rendre ce lieu défiguré à jamais. Et pourquoi? Vous n’allez pas le croire: pour augmenter le débit horaire d’un remonte-pente.

par Stéphane Gillioz, 1762 Givisiez / Saint-Léonard