Dans son office de Dietikon, aux portes de Zurich, le technicien orthopédiste des meilleurs athlètes suisses bricole des semelles en carbone depuis plusieurs années pour ses clients.

Laurent Hoffmann, avez-vous été surpris par la flambée de nouveaux records qui ont fondu sur les pistes d’athlétisme ces derniers temps, notamment lors des JO de Tokyo?

Non, pas du tout. Ce qui m’a vraiment surpris, lors de ces JO, c’est la chute et la remontée spectaculaire de Sifan Hassan lors des séries du 1500 mètres, ça oui. Après, vous savez, les records sont faits pour être battus. Les progrès technologiques en matière de matériel et de piste, par exemple, les nouvelles méthodes d’entraînement ne peuvent que nous conduire vers de nouveaux records.

Vous vous attendiez à l’apparition de cette nouvelle génération de savates à pointes à semelles carbone?

(Il sourit.) Cela faisait plutôt plusieurs années que je me demandais quand est-ce que celle-ci allait enfin arriver! Je le répète depuis maintenant vingt ans: plus une chaussure est dure meilleure elle est. L’amorti des chocs, prôné depuis toujours, est contraire à la performance, c’est absolument contreproductif. C’est instable, ça peut absorber jusqu’à 27% de l’énergie déployée par le corps. Durant des dizaines et des dizaines d’années, les milieux de l’athlétisme et les équipementiers ont été persuadés d’avoir la meilleure configuration en matière de chaussures. On a complètement négligé certains facteurs. Nike a été le premier à tirer; les autres ont suivi.

Un Karsten Warholm sans semelles en carbone aurait-il été capable de courir le 400 mètres haies en 45’’94?

(Prudent.) Je n’en sais rien. Il y a tellement de facteurs qui entrent en jeu dans un record. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les nouvelles semelles carbone offrent un réel avantage, du fait qu’elles permettent d’éviter une perte d’énergie. Grâce à elles, l’athlète, à chaque foulée, récupère un maximum de l’énergie colossale qu’il développe, ce qui n’était pas le cas avec les anciens modèles.

«La chaussure est à l’athlète ce que le pneu est au pilote de formule 1.»

Certains scientifiques avancent que le gain peut être estimé à 2%. Sur un 100 mètres couru en 10’’00, cela fait donc 2 dixièmes, soit un chrono de 9’’80…

C’est très difficile à estimer, car cela dépend de chaque athlète, mais je dirais que c’est fort probable. Avec un tel outil, l’athlète, encore une fois, développe plus de puissance, perd moins d’énergie. Il dispose d’un meilleur moteur. La chaussure est à l’athlète ce que le pneu est au pilote de formule 1: essentiel.

Pourquoi ces chaussures ne sont-elles pas arrivées plus tôt sur les stades?

(Il sourit.) Mais elles sont sur les stades depuis plusieurs années! En 2014, lorsqu’il est sacré champion d’Europe du 400 mètres haies au Letzigrund, Kariem Hussein est déjà doté de semelles en carbone…

Pardon?

Oui. Cela fait quinze ans que je mets du carbone dans les chaussures des athlètes de haut niveau dont je m’occupe. J’avais commencé avec de la fibre de verre. Je suis rapidement passé au carbone, plus performant. Regardez, voici une ancienne chaussure de Lea (ndlr: Sprunger). Essayez de la plier! Vous n’y arrivez pas, n’est-ce pas? En 2014, Kariem Hussein a été sacré champion d’Europe avec, aux pieds, des savates à pointes pour lesquelles j’avais bricolé des semelles en carbone. Ce que je fais de façon artisanale depuis quinze ans, les équipementiers le produisent en série aujourd’hui.

«L’efficacité de ces semelles carbone est très individuelle.»

Mais alors, je répète ma question: pourquoi ces chaussures ne sont-elles pas arrivées plus tôt sur les stades?

La chaussure, aux yeux du grand public, n’est qu’un simple produit de mode. On y recherche le design, pas la performance. Jusqu’à tout récemment, les marques n’avaient donc aucun intérêt à investir dans cette dernière. Sous l’impulsion de Nike, elles le font maintenant. J’ignore pourquoi (ndlr: la tenue des Mondiaux d’athlétisme en 2022 à Eugene, siège de Nike, n’y est peut-être pas étrangère…).

Un athlète qui chausse du 46 est-il avantagé avec ces nouvelles savates par rapport à l’athlète qui porte du 41?

C’est une bonne question, mais qui n’a pas de réponse définitive pour l’instant. Celui qui chausse du 46 ne sera en tout cas pas défavorisé, c’est clair. Après, d’autres facteurs entrent en jeu. L’efficacité de ces semelles carbone est très individuelle, comme je peux le constater depuis une quinzaine d’années. Il y a la longueur mais aussi le degré d’élasticité de la lame, qui varient d’un athlète à un autre. Certains seront capables de s’y habituer rapidement, d’autres jamais. Le pied est tout de même surélevé de 2 cm avec ces semelles (ndlr: la hauteur maximale tolérée par World Athletics est de 22 mm). Il faut un temps d’adaptation et de l’entraînement. Le cerveau de l’athlète doit être capable de maîtriser ces nouveaux paramètres et de transmettre les bonnes infos au corps. Cela peut expliquer certaines chutes actuelles.

Il y a actuellement rupture de stocks pour ces nouvelles chaussures. Va-t-on vers un athlétisme à deux vitesses?

Les marques, Nike en particulier, ont des stratégies marketing très développées. La rupture de stocks, ce n’est pas innocent selon moi. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, ce n’est plus simplement l’athlète qui monte sur le podium, mais toute son équipe: entraîneur, préparateur physique, physio, nutritionniste et médecin bien sûr, mais aussi équipementier et spécialiste de biomécanique.

Alexandre Lachat, Le Quotidien Jurassien

Les hurdleurs, grands bénéficiaires

Deux finales ont particulièrement marqué les esprits lors des JO de Tokyo: celles du 400 mètres haies, où le Norvégien Karsten Warholm, en 45’’94, et l’Américaine Sydney McLaughlin, en 51’’46, ont explosé leurs records du monde de respectivement 76 et 44 centièmes. «Je vous vois venir et sans doute avez-vous raison», acquiesce Laurent Hoffmann. «Les spécialistes de haies sont particulièrement favorisés par l’arrivée de ces semelles carbone, car ils développent une charge énorme à la réception de chaque obstacle, quelque chose comme quatre à cinq fois le poids de leur corps. La relance en est d’autant plus essentielle. Et des semelles carbone offrent un retour d’énergie incroyable, incomparable.» Un retour d’énergie multiplié par 10 sur un 400 mètres haies et aussi sur un 110 mètres haies, où l’on compte également dix obstacles. Et Jason Joseph, qui a pulvérisé son record de Suisse de 17 centièmes samedi dernier à La Chaux-de-Fonds, n’est sans doute pas le moindre des bénéficiaires de cette nouvelle technologie.

Athlétisme – 10 km sur route: record du monde battu à Genève

La première édition de la Course des Géants, à Genève, a permis à la Bahreïnienne Kalkidan Gezahegne de battre le record du monde du 10 km sur route.