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"Notre goût modifie notre perception du monde"

A la veille de la Semaine du goût (14 au 24 septembre) nous avons interrogé Anne-Claude Luisier ingénieure en denrées alimentaires EPFZ, docteure en neurosciences & cognition pour explorer la face cachée du goût. Un article à découvrir dans notre supplément "Terroirs"

05 sept. 2017, 11:44
/ Màj. le 06 sept. 2017 à 18:00
Conseil d’Anne-Claude Luisier: prendre le temps de sentir et de déguster chaque aliment aide à mémoriser les saveurs.

Du goût d’une pomme reinette, au goût pour la musique en passant par le bon goût d’une époque qui n’est pas forcément celui d’une autre, le goût est un mot qui peut s’utiliser pour diverses interprétations. Ce qui le distingue des quatre autres sens. De plus, la saveur d’un mets n’est pas perçue par tous de la même façon. Nous avons tous au fond du cœur notre Madeleine de Proust à nous. Le souvenir gourmand d’un plat, lié à un repas partagé, à un moment de bonheur. Et lorsqu’il refait surface, cet aliment nous semble meilleur à nous qu’à notre voisin.

Le goût, qu’est-ce que c’est?
Dans la vie de tous les jours, quand un individu parle du goût, il dit souvent qu’il aime ou qu’il n’aime pas le goût d’un aliment. Pour émettre ce jugement, il se réfère à l’ensemble des sensations qu’il perçoit en contact avec un aliment (apparence, odeur, toucher, sensations diverses en bouche, etc.) et aussi, surtout, aux souvenirs que ces sensations réveillent dans sa mémoire. Le goût perçu est à la fois le goût de l’aliment (il est sucré, il a une odeur de cerise) et le goût pour l’aliment (cet aliment me plaît). Parfois les spécialistes utilisent la notion de goût pour nommer la façon dont le cerveau perçoit les saveurs (sucrée, amère, acide, salée, umami, gras) portées par des substances chimiques contenues dans les aliments et captées par les bourgeons du goût qui se trouvent sur la langue.

Peut-on dissocier le goût de l’odorat?
Dans l’acceptation courante du goût, l’odorat fait partie intégrante du goût. L’odeur, l’arôme confèrent son identité au produit. Avec une odeur de pommes, une solution sucrée et acide devient gustativement un jus de pommes. Dans son acceptation plus scientifique, le goût (=les saveurs) pourrait se distinguer des arômes si l’on se bouchait le nez en mangeant. En fait, les arômes sont captés par le bulbe olfactif, tant avant la mise en bouche quand les odeurs passent par le nez (voie ortho-nasale) que lorsqu’ils remontent depuis la cavité buccale par la voie de la rétro-olfaction. Au fur et à mesure que nous mastiquons, d’autres arômes se libèrent et modifient le goût d’un même aliment tout au long de l’expé- rience alimentaire.

Est-ce que le sens du goût est inné? Ou, plus précisément, est-ce qu’à notre naissance nous héritons d’un patrimoine génétique qui nous permet de discerner les différents goûts?
A la naissance, les enfants sont capables de distinguer les différentes saveurs. Cela a été mis en évidence en observant leurs mimiques faciales quand ils goûtaient des solutions les contenant. Ils préfèrent aussi les odeurs auxquelles ils ont déjà été exposés dans le ventre de leur mère (in utero). Ce qui semble aussi présent très tôt dans la vie, c’est la sensibilité individuelle aux différentes saveurs ou odeurs, untel aura besoin de plus de sucre pour le percevoir dans son café alors qu’un autre sera très sensible à l’amertume d’une rave ou d’un chou.

Pourquoi les aliments n’ont-ils pas le même goût pour tous?
Au fur et à mesure de nos expériences avec les aliments nous construisons notre perception du monde alimentaire qui devient un reflet de notre histoire personnelle.
Chacun possède donc sa propre banque de données d’expériences alimentaires. De plus, il est quasiment impossible de trouver deux personnes possédant une même configuration de récepteurs sensoriels, tant gustatifs qu’olfactifs ou encore tactiles. Ajoutons à cela qu’une même molécule peut se retrouver dans divers aliments (l’alcool phényléthylique dans la rose et le litchi, l’eugénol dans le clou de girofle et l’œillet, etc.), que nos perceptions n’ont pas tous les jours la même sensibilité, que les hormones peuvent modifier cette perception et qu’il est difficile et personnel de verbaliser ce que l’on ressent. On comprend mieux la complexité et l’individualité du goût perçu d’un aliment.

C’est pour cette raison que vous dites que chaque expérience construit ce qui sera, pour chacun, le «bon» goût de demain.
Qu’est-ce que le « bon » goût? Question difficile. Le goût qu’on aime, le goût politiquement, culturellement, nutritionnellement correct? Qui est à même de définir le «bon» goût? Les professionnels de l’alimentation, les historiens, les sociologues, les amateurs éclairés, les mangeurs avec toute leur histoire?
Le plaisir qu’on éprouve devant certains aliments est souvent lié à un souvenir. On m’avait raconté qu’un jeune marié disait toujours de la tarte aux pommes de sa femme qu’elle était bonne, mais moins bonne que celle de sa maman. Un jour, excédée, la jeune épouse avait demandé à sa belle-mère de lui concocter une tarte aux pommes qu’elle a fait déguster à son mari sans lui avouer qui l’avait réalisée. Et devinez ce que le mari a dit : elle est bonne, mais moins bonne que celle de maman ! Cet exemple illustre que le goût est expérientiel, il n’est pas uniquement lié à un aliment mais il est lié aussi au contexte de consommation.
Ainsi, chaque expérience alimentaire dans son ensemble construit nos préférences personnelles et ces préférences personnelles deviennent des préférences plus universelles quand elles sont partagées par un grand nombre de personnes. C’est le cas des produits dits « du terroir » qui racontent l’histoire d’un territoire ou des aliments liés à un passage de vie. Consommer du café marque pour beaucoup la fin de l’enfance.

Quels sont les principaux outils pour stimuler nos perceptions goûteuses et olfactives?
Je pense que l’outil principal est l’attention au moment présent dans tous les instants de la vie. Prendre le temps de savourer chaque expérience à son rythme.

Chaque jour, une nouvelle étude prouve l’impact de la nourriture sur la santé. Mais est-ce que le goût peut influencer notre humeur? Construire notre relation au monde?
Alimentation et émotions sont intimement liées dans une relation à la fois belle et compliquée. Le goût perçu pour un aliment aura lui aussi une influence sur notre perception du monde. Une bonne odeur de pain frais ou de café pourrait faciliter le réveil.
Faire le récit de ses expériences alimentaires, en faire une histoire permet de mieux comprendre comment le goût d’un aliment peut influencer nos émotions. Nous avons tous des aliments qui nous réconfortent ou nous ravissent, comme la tarte aux pommes de sa maman ou le lait de l’alpage des vacances de son enfance. Mais cela va plus loin.
Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai rencontré une adolescente avec un trouble du spectre de l’autisme qui m’a fait le récit des expériences qu’elle avait réalisée jusqu’à ce jour avec le monde alimentaire. Nous avons ensemble écrit son histoire. Cette écriture a mis en évidence l’importance de donner du sens et de l’émotion à son alimentation. Ainsi, elle m’a raconté qu’enfant, elle aimait les brocolis car les brocolis ressemblent à des arbres. Or à cette époque, elle s’imaginait être un dinosaure et les dinosaures mangent des arbres. Elle a donc décidé de manger des brocolis et elle les aime toujours aujourd’hui. Nous avons aussi relaté qu’elle pouvait cuisiner en s’imaginant être un apprenti sorcier qui exprimait dans ses recettes son envie d’empoisonner un empereur tyrannique. Elle me racontait finalement qu’elle utilisait souvent son monde imaginaire pour donner du sens, de façon plus générale à sa vie.
Ce qui donne du sens à notre alimentation est très personnel et peut varier selon le moment de la vie. C’est le reflet de notre histoire et, corollairement, de notre relation au monde.

Ce dossier est à découvrir dans notre supplément «Terroirs» de ce jeudi 7 septembre.

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